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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/791

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soutenus par des réserves : ceux-ci s’élanceront contre un ennemi déjà brisé, qui lâche pied par avance, mais cette charge finale ne sera plus que la conséquence de la situation créée par le feu : ce ne sera pas le but que l’attaque se sera proposé et aura poursuivi au travers des phases de la lutte.

Cet irrésistible mouvement en faveur de la puissance absolue et exclusive du feu n’était pas, du reste, particulier à la France. L’Autriche était entrée dans la même voie avec un empressement égal à celui qu’elle avait mis, après 1859, à ne plus voir que la baïonnette et à ne plus pratiquer que le choc. Son règlement disait en propres termes : « L’attaque à la baïonnette, moyen suprême de chasser l’adversaire de sa position, ne peut être employée que si les effets du feu l’ont si complètement ébranlé qu’on ne puisse plus s’attendre à une résistance sérieuse… Il serait funeste de donner la charge à la baïonnette comme base à un dispositif d’attaque. »

Ces prescriptions étaient formelles, et l’armée autrichienne s’y conformait scrupuleusement, au point qu’un critique militaire très connu en Allemagne, le lieutenant-colonel von Kühne, pouvait s’écrier après avoir fait le tableau des grandes manœuvres en Autriche : « Croit-on donc en Autriche pouvoir éviter le choc suprême ? Croit-on sérieusement pouvoir le remplacer par une simple marche, en avant en tirant et atteindre le but par la seule puissance du feu ? »

À cette époque, la tactique ne paraissait plus être que l’art de mouvoir des lignes de tirailleurs, de bien diriger et de renforcer à propos leur feu afin de lui faire prendre et conserver la supériorité sur celui de l’adversaire. On discutait alors longuement et gravement pour savoir s’il fallait marcher en avant par ligne, en échiquier, par échelons, s’il fallait faire des bonds en avant de 100, de 50 ou de 20 mètres. Toutes les préoccupations de l’instruction roulaient sur l’utilisation des abris du terrain, la nécessité d’en trouver, l’obligation d’éviter à tout prix les espaces qui en étaient dépourvus. La grosse affaire était d’apprendre à l’homme à se cacher avec autant de soin qu’on en avait mis jusqu’alors dans toutes les armées du monde et dans tous les temps à le lui interdire et à lui apprendre à regarder son adversaire en face.


VII

C’est sur ces entrefaites qu’éclata la guerre turco-russe en 1877. Les premières impressions parurent tout d’abord absolument favorables aux idées régnantes sur la puissance du feu.