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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/827

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prisonniers de guerre placés sous sa garde au fort Marion, Saint-Augustin, Floride. Il avait aidé à leur capture dans une de ces expéditions contre les tribus sauvages du territoire indien qui se sont toujours terminées par l’écrasement impitoyable des vaincus. Soixante-quinze des principaux chefs et leurs plus hardis partisans furent choisis pour servir d’exemple, chargés de chaînes, empilés dans des wagons et emportés ils ne savaient où. Quelques-uns essayèrent de se tuer, un seul y réussit, car ils étaient surveillés de près ; et, tout en chantant les chants qui forment l’âme contre la plus grande infortune, ils atteignirent la forteresse qu’ils croyaient devoir être leur tombeau. Mais le capitaine Pratt, chrétien convaincu autant qu’énergique soldat, avait décidé en lui-même que cette captivité serait pour eux le moyen d’une transformation. Tout en leur faisant sentir qu’il était leur maître, il adoucit autant que possible le sort de ces malheureux, les laissant d’abord presque libres sur parole, — mesure qui eut pour effet de relever leur fierté, — à la condition toutefois qu’ils travailleraient avec une activité disciplinée. Le capitaine Pratt alla même jusqu’à leur assurer de la besogne en ville. D’abord on se méfia un peu des Indiens du tort Marion, puis on les trouva bons ouvriers, et on ne cessa plus de les redemander. Le capitaine leur apprenait lui-même à lire, et les dames de Saint-Augustin venaient l’aider dans son enseignement. Il arriva ainsi que les plus terribles parmi les chefs indiens finirent par faire l’exercice sous l’uniforme des États-Unis et par monter la garde devant la porte de leur propre prison. Au bout de trois ans cette porte s’ouvrit pour eux. Deux étonnantes photographies existent qui les montrent à l’arrivée demi-nus sous la couverture, chaussés de mocassins, parés d’ornemens barbares, les cheveux pendans ; puis après l’épreuve, tondus, boutonnés et astiqués selon l’ordonnance. Mais c’est la physionomie surtout qui a changé beaucoup plus que le vêtement ; l’éveil de l’intelligence sur ces figures méfiantes et sinistres peut consoler de la perte d’un certain pittoresque assez douteux. Les costumes hybrides de Tête de Taureau, de l’Aigle Rouge, d’Astre Jaune, de Vent des Nuages, etc., ne rappellent plus guère les nobles descriptions de Chateaubriand ou de Cooper. Il ne reste que les beaux noms symboliques précédés de noms de baptême dont le rapprochement forme une étrange disparate. Tandis que les plus vieux d’entre les captifs du fort Marion regagnaient leurs foyers, les autres consentirent à suivre le capitaine Pratt à l’Institut de Hampton où il était détaché par le gouvernement. J’ai déjà parlé de cette école modèle, fondée au lendemain de la guerre, pour répondre au besoin d’apprendre qui dévorait les