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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/949

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les défauts ou les excès contraires, et dont l’action fâcheuse appelle ces non moins fâcheuses réactions. Par l’abus de l’extraordinaire et de l’inintelligible, on finit par rejeter le public dans l’amour du médiocre et du commun, de la lumière crue et de l’apparence grossière. Et cet amour est terrible en sa vengeance. Il exerce les plus iniques, les plus odieuses représailles. Il frappe à l’aveugle, au besoin sur les chefs-d’œuvre. Il est ignorant, imbécile et barbare. A côté de moi, l’autre soir une dame s’est écriée : « Enfin, ça repose de Gluck ! » Alors je me suis souvenu d’Alceste et de Mme Caron au Conservatoire il y a quelques semaines, et j’ai senti que je ne pardonnerais jamais le cri de cette dame à la pauvre Vivandière.


Apprenez maintenant qu’un maître, un maître sublime, s’est révélé. Suivez-moi, non plus au théâtre, puisqu’on n’y donne en cette cruelle saison que des Vivandière et des Montagne-Noire, mais à la lointaine et modeste salle de la rue Rochechouart. Là M. d’Harcourt dirige avec feu des concerts toujours honorables et parfois d’un intérêt singulier. Là, trois fois par an, le premier de nos maîtres de chapelle (vous avez déjà reconnu celui de Saint-Gervais, M. Bordes) fait entendre des cantates de Bach. Ce sont trois exquises soirées. Une cantate de Bach est d’ordinaire une chose admirable en même temps qu’une chose courte, fin quatre ou cinq morceaux on y trouve concentré ce que le génie du maître offre de plus pur, de plus grand et de plus fort. Tout cela peut-être, vous n’avez plus à l’apprendre. Mais cette année, entre deux cantates de Bach, M. Bordes a glissé chaque soir quelques fragmens d’un certain Henri Schütz, Henricus Sagittarius, comme lui-même s’appelait et signait en latin. Le maître nouveau, quoique si ancien, le maître inattendu et sublime, le voilà. Le connaissez-vous ? J’aime à ne pas le croire, moi qui (j’en ai grand’honte) ignorais tout de lui hormis son nom.

Son œuvre pourtant remplit une quinzaine de gros volumes, édités magnifiquement par la maison Breitkopf et Haertel. Cet œuvre comprend une Résurrection, une Nativité, les quatre Passions selon les quatre évangélistes, les Sept Paroles, les Psaumes, des Symphonies sacrées, des Concerts spirituels, des Madrigaux italiens, des Motets allemands, le tout écrit tantôt pour les voix seules, tantôt pour voix accompagnées de l’orgue ou de quelques instrumens. De cet œuvre immense je ne connais, depuis quelques jours à peine, que trois ou quatre morceaux. Le plus long n’a peut-être pas dix pages, et voici que je doute déjà si cet homme n’a pas été parfois l’égal des plus grands. En relisant certain Alléluia, le Venite ad me, surtout le Dialogue de Pâques, on se demande en quelle musique d’Allemagne ou d’Italie, de Palestrina, de Bach, de Beethoven ou de Wagner, il y eut jamais plus de force, de profondeur, d’émotion et de vérité. On