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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/146

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ou les murmures. Dans cette atmosphère surchauffée, tout est favorable à l’éclosion d’un incident.


XVI

Qu’est-ce qu’un incident à la Cour d’assises ? La définition en est difficile ; c’est une circonstance généralement puérile, qui, dans ce milieu spécial devenu fiévreux et impressionnable, prend tout à coup d’immenses proportions, et peut, sans que l’on sache exactement pourquoi, déterminer le verdict le plus inattendu. La « physiologie de l’incident d’assises » pourrait tenter un analyste ; mais comment parvenir à fixer cet absurde et curieux phénomène ? On « subit » l’incident comme un choc électrique, on ne l’observe pas. Les vieux routiers de la Cour d’assises, après avoir « minière toutes les difficultés, tous les périls de la juridiction, disent enfin aux jeunes en secouant la tête : « Et puis, il y a les incidens ! » Et les acteurs du drame en ont peur et envie comme d’un danger attirant, car l’incident, la soudaine bourrasque, dont nul à cette audience ne saurait prévoir la place ni le lieu, peut créer des triomphes personnels, ou des chutes imprévues.

Il est bien entendu que nous ne parlons pas ici des incidens officiels de l’audience, de ceux qui sont prévus par la loi et décrits dans les traités d’instruction criminelle, tels que les rébellions de l’accusé, les renvois de l’affaire à une autre session, les suspicions de faux témoignage… non, le vrai incident n’a rien en soi de juridique. Il peut se rattacher aux faits de la procédure ; mais cela est exceptionnel ; et il naît généralement de circonstances entièrement étrangères à l’objet réel du procès.

L’incident qui va naître peut s’annoncer par quelques symptômes que saisissent les habitués du lieu. Il éclate, et soudain tout s’efface devant lui : la solution du procès va dépendre de l’incident et du fait ou du mot qu’il appelle. Il y a un mot à dire ou bien à taire, une démarche à prescrire ou à défendre. C’est le président, ou le ministère public, ou l’avocat que le hasard a mis sur la sellette. Que va-t-il se passer ? On discute, on s’agite. Et les préoccupations extérieures à l’affaire, d’ambition, de succès ou de défaite personnelle, les intérêts de coterie et de parti d’envahir de plus en plus la scène. Qui a fait naître l’incident ? Les connaisseurs, les critiques se prononcent : c’est celui-ci par sa maladresse ; c’est celui-là par son habileté ; c’est un mot d’un témoin, c’est un article à sensation… et au milieu d’un tel tumulte, des passions et des fièvres, que devient la question précise de savoir si là-bas, il y a dix ans, cet homme a tué ?