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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/209

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pessimistes ont eu des lueurs d’espérance, les optimistes des accès d’hypocondrie. Ainsi que le commun des mortels, Strauss a connu les vicissitudes du sort et de l’humeur ; mais les émotions diverses qu’il a pu ressentir n’ont exercé aucune influence sur ses convictions, sur le fond immuable de ses idées.

Ce Wurtembergeois, qui naquit à Ludwigsburg le 27 janvier 1808, qui y mourut le 8 février 1874, s’était dans l’intervalle beaucoup promené. Il aimait les déménagemens, il avait du goût pour la vie nomade, errante ; poussé par une secrète inquiétude, il se flattait de renouveler son âme en changeant de place, il espérait que dans un autre terrain, la plante qui semblait épuisée produirait des fleurs nouvelles. Il se trompait ; qu’il habitât Stuttgart, Heilbronn, Darmstadt, il était toujours le Dr Strauss de Ludwigsburg. Ce qu’il avait affirmé dans sa jeunesse, il l’affirmera jusqu’à la fin ; ce qu’il avait nié, il le niera sans relâche, sans intermittence, et, fidèle à ses affections, il le sera plus encore à ses haines. A trente ans il avait achevé sa tâche, rempli sa destinée ; il était déjà tout ce qu’il pouvait être. Les trente-six années qu’il passera encore en ce monde n’ajouteront rien ni à sa philosophie, ni à son bonheur, ni à sa renommée. Strauss est l’exemple peut-être unique d’un esprit supérieur qui n’a pas eu d’histoire.

Il avait été étonnamment précoce ; tel homme de génie a dû se chercher longtemps avant de se trouver ; il s’était trouvé tout de suite et sans effort. Les crises de conscience, les angoisses, les tourmens d’une âme qui perd tout à coup sa foi et sent mourir son Dieu lui furent épargnés. Il avait décidé au sortir du berceau que les vérités surnaturelles sont des contes de nourrice, que cette foi divine, qu’on a définie un anéantissement de la raison, un silence d’adoration devant des choses incompréhensibles, n’était pas à son usage, et il disait à ses maîtres : « Si vous voulez que je vous croie, persuadez ma raison. » Il se destinait pourtant à la carrière pastorale. A dix-sept ans, il entra dans le séminaire théologique de l’Université de Tubingen. Il en sortit à vingt-deux ans, après un brillant examen, et fut nommé vicaire d’un pasteur de village : « Nous avons fait le même jour nos premières armes et notre première prédication, écrivait-il le 12 novembre 1830 à son ami Marklin. Jusqu’ici tout va bien. Mes paroissiens sont des gens cultivés, qui me témoignent quelque respect et quelque bienveillance. Le maître d’école est bon, et la jeunesse ne marche plus tout à fait à quatre pattes. J’ai du temps pour mes études particulières. Je pioche la logique de Hegel ; alchimiste à la main légère, je transforme le rien en être et l’être en rien, et je me flatte d’exceller bientôt dans cet exercice. »

Qu’enseignera à ses ouailles ce vicaire qui méprise les contes de nourrice ? Il est condamné, semble-t-il, à les scandaliser en leur disant