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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/217

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à la Kneipe, buvant de la bière et devisant avec le tiers et le quart. Agnès Schebest avait en vain traversé sa vie. On peut lire tous ses ouvrages sans se douter qu’un jour il pleura en entendant la Flûte enchantée, et qu’un autre jour il fut ou crut être follement amoureux d’une belle voix qui avait de beaux yeux.

Il n’a pas écrit une ligne où la femme ait laissé son empreinte, un mot qu’elle ait inspiré. On a dit que les grandes pensées viennent du cœur, et c’est un cœur bien incomplet que celui où la femme n’a fait que passer, où elle ne s’est jamais établie à demeure. Ce grand dialecticien n’avait pas l’âme généreuse, ni cette tendresse de conscience qui mêle un peu de miel à l’amertume des controverses et des disputes. Il méprisait « la vieille chanson qui a bercé si longtemps la misère humaine. » Il ne se croyait pas tenu d’en inventer une autre. Il ôtait aux malheureux leurs illusions et leur annonçait des vérités tristes, leur laissant le soin de se consoler comme ils pourraient. Pourquoi les eût-il plaints ? Il n’avait jamais connu, disait-il, la joie de vivre, et nonobstant il avait vécu.

On peut regretter que son cœur fût fermé à la pitié ; mais on ne peut nier que son amené fût forte. Il avait quitté Darmstadt à l’âge de soixante-cinq ans pour retourner dans sa ville natale. A peine s’y était-il installé, il fut attaqué d’une incurable et cruelle maladie. Son fils, qui exerçait la médecine à Stuttgart, l’opéra inutilement d’une tumeur aux intestins. Il vécut quelques semaines encore. Il avait supporté de longues souffrances sans que son courage se démentit un moment, et il vit approcher la mort le sourire aux lèvres. Il ne cessa pas d’écrire à ses amis, à qui on avait défendu sa porte. Ses dernières lettres font foi que ce malade condamné s’intéressait encore à leur santé et à leurs affaires, qu’il s’occupait de littérature, dissertait sur Horace et sur Catulle, qu’il ne s’abusait point sur la gravité de son cas et qu’il subit son sort avec une résignation stoïque. Il semblait s’appliquer à prouver que l’incrédulité est pour certaines têtes un oreiller aussi tendre que la religion.

Dix ans auparavant, il avait conduit le convoi funèbre de son frère, et comme il le disait, dans cette triste cérémonie le chant des alouettes lui avait paru plus doux, plus édifiant que la prière du pasteur. Aussi avait-il décidé qu’aucun ecclésiastique n’assisterait à ses derniers momens. Il n’avait éprouvé qu’une fois le regret de ne pas croire à une autre vie ; c’était près du lit de sa mère mourante, elle lui semblait digne d’être immortelle.

Il disait qu’il était arrivé par la voie du raisonnement à admettre comme certain le dogme de la mortalité de l’âme, que plus tard, à l’user, il l’avait trouvé aimable, utile et bienfaisant. Trois mois avant de mourir, il écrivait à son fidèle Rapp : « C’est Platon qui a introduit