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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/258

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en faisant ressortir le contraste qui existe entre le grade dont il est investi et la réalité médiocre du personnage. Le duc de Noailles eût continué à Saint-Pétersbourg les grandes traditions de sa famille, avec l’autorité que lui donnaient son caractère et sa situation. Déjà son arrivée était annoncée ; il venait de m’expédier un courrier ; et l’on s’occupait de son installation, lorsque la révolution du 18 mars vint nous replonger dans l’abîme dont nous sortions à peine et empêcher indéfiniment la venue du nouvel ambassadeur.

Ce fut un télégramme de M. Okouneff qui informa le premier le chancelier des événemens de Paris. Il en fut consterné et tout Pétersbourg avec lui. Dans le premier moment, on considéra la France comme perdue, et sous l’empire de ce sentiment, la solidarité entre la Prusse et la Russie devint nécessairement plus étroite. Il fut question, pendant plusieurs jours, avec persistance, de la venue de l’empereur Guillaume à Saint-Pétersbourg, et je n’affirmerais pas que, sous la première impression de stupeur et de colère, l’idée de faire entrer immédiatement l’armée prussienne à Paris, pour en chasser la Commune et y reconstituer un gouvernement quelconque, n’ait pas été sérieusement examinée à Berlin comme à Saint-Pétersbourg. La présence de plusieurs étrangers, et notamment de quelques Polonais, parmi les chefs de l’insurrection, aurait été un prétexte suffisant à des troupes aguerries, qui ne demandaient qu’à agir et étaient aux portes de notre capitale. J’ajouterai même que, sans l’énergique insistance de M. Thiers, affirmant, à chaque interrogation nouvelle, qu’il viendrait à bout de l’insurrection et qu’il tenait à la vaincre avec la seule coopération de notre armée nationale, nous aurions eu la honte de voir accomplir, par la Prusse, la répression que l’armée de Versailles ne put effectuer qu’après une lutte acharnée.

Cette douleur nous fut épargnée. Ce fut la seule, à vrai dire, durant ces deux tristes mois que le prince Gortchacow appelait « la grande orgie parisienne » et sur laquelle il vaut mieux jeter un voile dans l’intérêt de tous[1].

Ces sentimens du chancelier de l’empire étaient partagés alors par toute la Russie, où les nihilistes ne comptaient encore que de rares partisans. Aussi la presse, sans une seule exception,

  1. Voici le billet même du chancelier quelques jours avant l’entrée dans Paris de l’armée de Versailles. Il est tout entier de sa main :
    « M. le marquis, je vous restitue, avec tous mes remerciemens, le télégramme que j’ai placé sous les yeux de S. M. l’Empereur.
    « Il nous tarde de voir poindre la Résurrection. Une prolongation des orgies parisiennes serait bien douloureuse et je désire de tout mon cœur que cette tache soit épargnée à la France.
    GORTCHACOW.
    « Lundi matin. »