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souvent applaudi que sifflé, et on lui reproche d’avoir usé de moyens appropriés en vue de ce résultat. Je suis très loin de nier qu’il y ait des auteurs auxquels ou soit en droit de faire un grief de leur succès même ; ce sont ceux qui pour acheter ce succès ont jugé qu’aucun prix n’était trop cher, qui l’ont payé du sacrifice de leurs idées et de l’emploi de moyens déloyaux, qui non seulement se sont conformés au goût de la foule et se sont plies à ses exigences, mais qui ont flatté ses pires instincts, et se sont abaissés plus bas que son niveau, pareils à ces courtisanes qui en arrivent à dégoûter leurs maîtres à force de servilité. Dumas a mis sa coquetterie à heurter de front son public, et ses plus grandes habiletés ont été ses hardiesses. Pauvres hardiesses ! dira-t-on. Je pense que les hardiesses faciles sont celles qu’on hasarde sans péril entre initiés, dans l’atmosphère moite et sourde des chapelles fermées. Au surplus il faudrait s’expliquer sur cette théorie du succès contre laquelle les délicats ont coutume de réclamer, mais que presque tous les grands artistes ont professée sans scrupule. Quand Shakspeare écrivait les plus admirés de ses drames, je ne doute pas qu’il ne s’efforçât de réaliser son rêve d’art et d’exprimer son âme, mais il cherchait par-dessus tout à faire des pièces qui réussissent. Et qui donc a déclaré que le grand art est de plaire ? Un Corneille, un Racine, un Molière sont sur ce point exactement du même avis. C’est que dans d’autres genres on peut bien se passer de réussir et je suis prêt à admettre, — pour peu qu’on me démontre que ces mots ont un sens, — qu’on « écrive pour soi ». Mais au théâtre le succès est un élément de la définition elle-même du genre. Une pièce de théâtre n’existe que par la représentation, c’est-à-dire par la collaboration du public ; une pièce qui ne se fait pas entendre peut être admirable comme épopée, comme poème lyrique, comme idéologie ; en tant que pièce de théâtre elle est un pur néant, un synonyme de rien.

Ce ne sont pas seulement les idées reçues en morale que venait contrarier Dumas, ce sont aussi les habitudes que le public d’alors apportait au théâtre. On s’amuse à rapprocher le [nom de Dumas de celui d’Ibsen, et naturellement pour l’écraser sous la comparaison. Ibsen traverse chez nous cette heureuse période où un écrivain bénéficie de la ferveur d’un enthousiasme tout neuf. Les plus ardens de ses néophytes l’ont-ils lu ? Le doute est désormais permis. Ce qui est certain c’est qu’ils ne comprennent pas tout ce qu’ils y admirent, attendu que telles parties de son théâtre se référant à des habitudes de vie et de pensée qui nous sont tout à fait étrangères, nous restent fermées, faute d’une préparation et d’une initiation suffisantes. Les ibséniens sont pareils aux moliéristes qui se pâment devant les grossièretés de Molière, aux dévots de Shakspeare qui goûtent dans son théâtre jusqu’aux interpolations et au romantique de la première de Hernani