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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/686

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en sortant d’une prison, avaient laissé dans son cœur d’ineffaçables impressions et un fond d’incurable méfiance. Elle avait fait un chef-d’œuvre en sauvant sa vie, et il semble qu’elle n’ait d’autre souci que celui de sa conservation personnelle. Elle se défie des hommes, elle se défie de la fortune ; elle calcule ses chances, elle ne risquera jamais le tout pour le tout. Son courage est au-dessus de tout soupçon ; elle est prête, s’il le faut, à mourir en reine, mais songeant toujours aux conséquences, elle se fait une loi de mettre peu de chose au hasard. Elle s’abstient de toute démarche précipitée ; en toute occurrence, elle parlemente, elle temporise. Elle semble avoir deviné que le temps ne lui ferait point défaut, qu’elle en pouvait disposer à son gré, que son règne serait très long, qu’elle occuperait le trône durant plus de quarante-quatre ans. Aucune de ses actions ne ressemble à un coup de génie ; les plans qui exigent de savantes combinaisons ne sont point son affaire. On pourrait croire que dans ses relations avec les puissances étrangères, elle n’a aucun dessein suivi, qu’elle se plie aux circonstances et vit au jour le jour. Et cependant il se trouve qu’en agissant peu, elle a fait beaucoup, que les incertitudes de son esprit et de sa conduite s’accordaient avec l’intérêt public, que son règne a été fécond en heureux résultats, qu’elle a préparé l’avenir, que tout son blé de semence a germé.

Comme le remarque M. Seeley, il y a des époques où le meilleur système de conduite est « une sorte d’irrésolution résolue », où la meilleure des politiques est la politique d’abstention. « Quand un homme, dit-il, se trouve sur un étroit rebord de rocher, avec un précipice sur sa tête et un autre à ses pieds, et qu’il voit son sentier se rétrécir par degrés devant lui, il lui est permis de croire qu’en certains cas, l’immobilité à ses avantages. » Élisabeth avait, comme son père. une nature énergique et violente ; elle était fort désireuse de prouver au monde qu’une reine peut avoir autant d’autorité qu’un roi. Elle régnait depuis peu quand l’ambassadeur d’Espagne écrivit à sa cour quelle était plus redoutée sans comparaison que ne l’avait été sa terrible sœur, Marie la Sanglante. » Pourtant elle ne commit jamais l’erreur où tombent la plupart des ambitieux, jamais elle ne céda a la tentation de trop faire. Cette femme violente possédait au suprême degré le talent de rester tranquille et de ne pas réveiller les eaux dormantes.

Elle avait compris qu’après des règnes orageux et troubles, pendant lesquels les fureurs du fanatisme et les caprices d’une insolente tyrannie avaient exaspéré les esprits et brouillé toutes les affaires, l’Angleterre avait besoin de repos, que c’est dans la paix que les peuples encore incertains de leurs destinées, non seulement guérissent leurs blessures, mais recueillent leurs pensées et leurs forces, et que dans l’état