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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/702

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et inquiétante saveur de son style, il fait songer aux moralistes français du siècle dernier, la tournure générale de sa pensée nous fait voir en lui un frère des Tchédrine et des Bakounine, de ces nihilistes slaves si prompts à l’illusion, mais plus prompts encore au désenchantement, victimes d’un idéal trop haut et d’une clairvoyance trop aiguë. Oui, quoi qu’il en soit de sa véritable origine, Frédéric Nietzsche est bien l’héritier intellectuel de ces Huns et de ces Sarmates qu’il se plaisait à tenir pour les ancêtres de sa race. Comme à eux, le repos lui était interdit ; une fatalité le poussait toujours en avant ; et partout sur son passage il ne laissait que des cendres.

Depuis le moment où nous sommes arrivés, sa vie n’a plus été qu’une série d’enthousiasmes rapides suivis d’amères déceptions et d’impitoyables rancunes. Tour à tour étudiant, soldat, professeur, on eût dit qu’à mesure qu’il s’approchait des hommes et des choses, un instinct secret lui en révélait la faiblesse et l’inanité. C’est ainsi qu’en 1865, à vingt et un ans, définitivement libéré de l’empreinte qu’avait mise sur lui son éducation chrétienne, il dressait du même coup contre le christianisme le réquisitoire le plus catégorique. Tout son Antechrist se trouve déjà en germe dans les lettres qu’il écrivait a sa sœur, pour lui apprendre qu’il avait renoncé à ses études de théologie.

Les études de philologie, où il se livra ensuite, ne paraissent point l’avoir satisfait davantage. À peine avait-il fait la connaissance d’un nouveau professeur qu’il découvrait les défauts de son enseignement, et les définissait avec Fétonnante précision qu’il apportait à juger toute chose. « Une série de notices, datant de 1866 à 1868, nous dit sa sœur, montre clairement combien il était déjà sceptique, dès lors, à l’égard des études philologiques en général. Il ne cessait pas de se demander si l’objet actuel de la philologie valait la peine qu’on lui consacrât toute sa vie : et toujours, par desiargumens variés a l’infini, il se trouvait amené a répondre : Non. » Ce qui ne l’empêchait point de surpasser, en érudition philologique, les philologues les plus éminens, et d’achever ses études avec un éclat si inaccoutumé qu’à vingt-quatre ans il obtenait une chaire d’université. Mais pour devoir enseigner à son tour la philologie, le jeune professeur n’était parvenu qu’à la mépriser davantage. Il méditait, durant son séjour à Bâle, un petit traité psychologique qu’il aurait intitulé : Nous autres Philologues, et dont le plan et l’esquisse viennent d’être publiés dans le second volume des Écrits et Projets. C’était une satire sanglante, où par delà les philologues il s’en prenait à la science elle-même dont ils faisaient profession, l’accusant d’être non seulement inutile, mais nuisible, d’avoir à jamais fausse notre conception de l’antiquité, et déclarant enfin que « le philologue de l’avenir aurait avant tout à se montrer sceptique envers notre civi-