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se tue dans Hippolyte. Mais le poète croit devoir excuser la pensée du premier, qui pourtant n’a guère à perdre dans l’estime du public, en disant, par la bouche du coryphée, que la vie est devenue pour lui une torture intolérable, et Phèdre, comme l’indique le chœur, est dans une situation sans issue. M. Decharme cite, à ce propos, très justement, un passage du IXe livre des Lois où Platon déclare que, par exception, le suicide est excusable dans le cas où l’on y est réduit « par quelque opprobre qu’on ne pourrait ni réparer ni supporter. » Euripide n’est donc pas un apologiste du suicide ; il ne l’est pas plus que Sophocle, quand celui-ci fait mourir volontairement Jocaste dans Œdipe-Roi, Hémon et sa mère Eurydice dans Antigone, Déjanire dans les Trachíniennes, ou Ajax dans la pièce qui porte son nom.

Il faut reconnaître aussi que le pessimisme d’Euripide n’est pas absolu. Nous avons de lui bien des vers où respire un vif sentiment des biens et des joies de la vie. Ainsi cette grande misère humaine, la plus grande peut-être à ses yeux, qui consiste dans l’impuissance et dans les déceptions de l’intelligence, admet pourtant une félicité d’un ordre particulier pour le sage qui aime la science et qui, contemplant l’ordre inaltérable de la nature éternelle, « reste étranger aux ambitions mauvaises et aux pensées honteuses. » Si l’amour égare et perd, il peut donner aussi les plus nobles jouissances : « Lorsqu’il arrive aux mortels d’aimer, s’ils rencontrent un objet digne de leur amour, rien ne manque à leur bonheur. » Si la famille est pour le père et pour l’époux une cause d’inquiétude, si elle l’attriste par des deuils, c’est à elle cependant qu’il doit aussi sa force et ses plus vives jouissances. Le plaisir causé par la naissance d’un enfant n’a jamais été mieux rendu que dans le joli fragment de Danaé, traduit ainsi par M. Decharme :

« O femme, bien douce à voir est cette lumière du soleil, et la mer que n’agite aucun souffle, et la terre quand elle fleurit au printemps, et la riche abondance des eaux, et tant d’autres choses dont je pourrais vanter la beauté ; mais le plus brillant, le plus beau des spectacles est, pour ceux qui sont sans enfans et que ce regret torture, de voir rayonner dans leur maison le visage d’un enfant qui vient de naître. »

J’ai déjà rappelé combien Euripide était sensible aux beautés naturelles, en particulier au charme de la mer. Il reconnaissait qu’il existait la une source de vives jouissances. Il ne serait donc pas juste de lui attribuer une disposition d’esprit exclusive. La mélancolie paraît avoir été le fond de son caractère, mais ses facultés de voir et de sentir restaient entières et libres. Quelle que fût en toute chose son impression dominante, il n’en était