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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/882

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matines, entre, au petit jour, un cierge à la main, dans l’église, et à la vue de ce monceau de choses éblouissantes, se signe épouvanté, s’enfuit et court réveiller l’abbé et les moines. La communauté étonnée de son récit, descend à son tour avec des cierges dans l’église, et demeure tout interdite à la vue du lit splendide sur lequel dort un cavalier d’aspect si peu catholique. À ce moment, Torello se frotte les yeux et pousse un grand soupir. Toute la moinerie, l’abbé en tête, se replie en arrière et crie : « Protégez-nous, Seigneur ! » Mais Torello s’était mis sur son séant, avait reconnu l’abbé qui était son oncle et l’appelait par son nom. L’abbé informe son neveu des secondes noces de sa femme fixées pour ce jour même. Le faux Sarrasin se donne le plaisir d’assister, en qualité d’ambassadeur du soudan, près du roi de France, au repas nuptial. Sa barbe, sa robe, son turban et son cimeterre le rendent méconnaissable aux yeux de l’épousée. Mais il glisse dans une coupe qu’il lui fait présenter par un page l’anneau conjugal confié par elle au jour de son départ. Troublée, épouvantée, elle regarde celui qu’elle croyait mort, et tombe dans ses bras. La figure de l’autre mari s’allonge singulièrement. Le cortège nuptial se réforme pour retourner en pompe joyeuse à la maison du premier époux, et tout le monde, sur les bords du Tessin, se trouve en ce jour parfaitement heureux.


L’Italie du XIVe siècle put contempler, en Boccace, l’image de sa civilisation, le spectacle ironique de ses faiblesses de cœur, la satire de ses passions et de ses violences. Le Décaméron fut réellement, à la plus triste époque de l’anarchie italienne, une œuvre nationale. Mais Boccace demeure le seul maître et seigneur de ce grand domaine. Ses successeurs borneront leur ambition à cultiver, chacun de son côté, parfois avec beaucoup d’agrément et un véritable génie d’invention, quelques plates-bandes du merveilleux jardin créé par le vieux maître toscan, entre les collines et la mer, sous le ciel très doux de Florence.


Émile Gebhart.