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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/945

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dans la journée que les heures où il peut éblouir un cercle d’auditeurs, ou trôner à la table d’un souper. Il n’existe que pour ces succès que d’ailleurs il a soin de concerter et de ménager savamment ; il travaille le matin son esprit du soir : comme tous les improvisateurs il prépare de longue main ses effets. Il reste au lit, absorbé dans une paresse laborieuse, occupé à noter gravement les traits ingénieux qui traversent son esprit, à limer une anecdote, polir un bon mot, aiguiser une épigramme, mettre une plaisanterie au point ou un paradoxe en forme. Il inscrit ces belles choses sur des cartes fixées à sa glace devant sa cheminée. Il les apprend par cœur en se mirant. Il est mort sans s’être douté qu’il y eût quelque puérilité à ce métier d’histrion mondain et que ces gentillesses de poupée à la mode fussent indignes d’un homme. Ecoutez Chamfort. Il vous semblera au premier moment que cette vie lui est insupportable : en fait, elle lui est nécessaire et elle lui est douce. Car ce n’est pas, je pense, par obligation de naissance et devoir de caste qu’il a été amené à fréquenter la société riche, élégante et titrée. Bien au contraire. Pour y arriver il a dû surmonter toute sorte d’obstacles. Mais il était attiré vers elle par un goût irrésistible ; il y a été retenu par le succès. Il se peut qu’il ait affiché pour elle un profond dégoût, qu’il n’ait cessé de la railler, qu’il ne l’ait décrite que pour en dévoiler les dessous et en étaler les hontes. Le fait est qu’il n’a voulu connaître dans l’humanité quelle seule. Il ne s’est pas lassé d’en recommencer l’étude, d’en fouiller la psychologie compliquée et l’étrange morale, de collectionner les observations et les anecdotes dont elle est l’invariable sujet. Gens de noblesse, gens de finance, gens de plaisir, gens de lettres, les princes et leurs maîtresses, les grands seigneurs et les danseuses, le duc de la Vallière et la petite Lacour de l’Opéra, Mme de Pompadour et Mme Du Barry, Lauzun et sa femme, Fontenelle. Voltaire. l’abbé Maury, les désœuvrés corrompus, les affairés cyniques, tel est le personnel qui défile dans ces anecdotes de Chamfort et telle l’humanité sur laquelle il a étudié le cœur humain. Son regard est limité à cet horizon. Or la société ne s’inquiète pas si on parle d’elle en bien ou en mal : mais elle veut qu’on s’occupe d’elle et d’elle seule. Cela nous fait comprendre que la gloire mondaine de Chamfort ait été si éclatante, et qu’elle soit restée si durable. On cite encore dans les salons d’aujourd’hui les mots de Chamfort : on préfère parfois les démarquer. Ils portent toujours. C’est un répertoire où les causeurs peuvent s’approvisionner à coup sûr. L’esprit de Chamfort avec son ragoût de médisance et son assaisonnement de libertinage ne risque pas de cesser de plaire. Lui-même personnifie une espèce de moralistes, dont je doute que ce soit une espèce disparue : c’est le moraliste mondain. flagellant les vices d’un monde dont il aime l’élégance et peut-être la perversité, à la fois détracteur et dévot d’une société pour laquelle il pousse le mépris jusqu’à la haine et le respect jusqu’au snobisme.