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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/709

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savoir profondément l’allemand et la musique, et le russe, et le norvégien, — et toutes les autres langues européennes, même le français, afin de pouvoir comparer. Ce sont bien des affaires.

Et je m’aperçois ici que je suis en parfait accord avec M. Brandes, du moins sur un point. Nous pouvons comprendre et juger les idées, les caractères et les combinaisons dramatiques d’Ibsen : mais sa forme est presque toute hors de notre compétence, et cela quand même nous « saurions » sa langue, car nous ne la saurions jamais que très imparfaitement. Or le sûr jugement des œuvres d’art exige l’égale et pleine intelligence, et de la forme et du fond. Des divinations hasardeuses n’y suffisent point. On peut constater les emprunts d’idées que les peuples se font entre eux: et il peut donc y avoir une histoire de la littérature européenne. Une critique européenne, non pas. Un critique prétendu européen n’arrivera jamais qu’à porter, sur les œuvres particulières des écrivains étrangers à son pays, des jugemens sans finesse, à la fois outrés et incomplets. M. George Brandes est un critique européen.

Il y paraît. Et, à cause de cela, quand il nous refuse le pouvoir de comprendre Ibsen et presque le droit d’en parler, j’ai envie de lui renvoyer, en ce qui nous concerne, une interdiction semblable. Ce Danois polyglotte est-il certain de nous comprendre toujours? Toutes les fois que j’ai lu des pages de lui sur quelqu’un des nôtres, j’ai reconnu malgré moi, dans son esprit bien plus encore que dans son style, cet indéfinissable accent que la marchande d’herbes d’Athènes reconnaissait dans la prononciation du Béotien Théophraste. On m’a raconté que, lorsque M. Brandes vint à Paris, il y a sept ou huit ans, il regardait Edmond de Goncourt comme le premier des écrivains français! — Nous ne toucherons plus à son Ibsen, c’est dit : mais à charge de revanche !

... En y réfléchissant, je crains d’avoir répondu à ce galant homme avec cette inconsciente mauvaise foi qui ne manque dans aucune discussion. Mes argumens valent les siens, et ce n’est pas beaucoup dire. — Sans cet article de Cosmopolis, Jean-Gabriel Borkman m’eût très probablement paru meilleur. J’aurais sans doute pu penser que M. Ibsen a écrit Borkman, après Maison de poupée et Rosmersholm, pour les mêmes raisons mélancoliquement humaines et de la même manière que Victor Hugo écrivit l’Ane ou Corneille Suréna. Mais j’aurais ajouté que le bonhomme Foldal est un délicieux visionnaire, qu’Ella Rentheim, esprit libéré et cœur profond, n’est point une sœur indigne des Mme Alving et des Rébecca, et que je n’ai pas su résister partout à