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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/201

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pinceau ne peuvent rendre l’infinie ductilité de cette courbe, le calme radieux de cette lueur faite de neige, d’argent, d’azur et de nuit ! Le virtuose s’attarde à ses trilles et à ses sons filés. Pourquoi ? Pour célébrer les voix profondes de la Nature ? Non, mais pour qu’on célèbre son petit larynx à lui. Il fait de l’Art pour l’Art… Le véritable artiste prend ses outils non pour briller lui-même, mais pour faire admirer comment brille la Nature ; il s’exprime non dans la liberté du succès, mais dans la contrainte de l’adoration, et non pour qu’on crie : Comme il est adroit ! Mais pour qu’on dise : Comme elle est belle ! Il ne fait pas de l’Art pour l’Art. Il fait de l’Art pour la Nature et pour la Beauté…

Et alors, qu’importe la perfection dans la facture, l’adresse et la réussite ? C’est l’effort qu’il faut qu’on voie ! Efforts malheureux… Qu’importe, s’ils sont héroïques ? Efforts pénibles… Qu’importe, s’ils sont passionnés ? Les vrais amoureux ne sont-ils pas toujours gauches ? Chutes, erreurs, recommencemens, agonies devant ce modèle suprême… Qu’importe, pourvu que tout concoure à nous montrer combien ce modèle est placé au-dessus de nos atteintes. « La gloire d’un grand tableau est dans sa honte, et son charme en ce qu’il exprime le plaisir qu’un grand cœur trouve à ressentir qu’il y a quelque chose de meilleur que sa peinture ». Tant que vous ne voyez pas cela, la tentative est médiocre « et vous n’avez jamais assez admiré l’œuvre d’un grand ouvrier, si vous n’avez pas commencé à la mépriser ! »


Exiger la perfection est toujours un signe qu’on méconnaît la fin de l’Art, d’abord, parce qu’aucun grand homme ne s’arrête de travailler que lorsqu’il a déjà atteint le point où il déchoit ; secondement, parce que l’imperfection est en quelque sorte essentielle à tout ce que nous savons de la vie. C’est le signe de la vie dans un corps mortel, c’est-à-dire du progrès et du changement. Rien de ce qui vit n’est rigidement parfait, — une partie déchoit, l’autre naît. La fleur de digitale — dont un tiers est encore en bouton, un tiers déjà flétri, et un tiers en complète floraison — voilà le symbole de la vie de ce monde. Et dans toutes les choses qui vivent, il y a certaines irrégularités ou certaines défaillances qui sont non seulement des signes de vie, mais des sources de beauté. Aucune face humaine n’est exactement la même dans ses lignes des deux côtés ; aucune feuille n’est parfaite dans ses lobes, aucune branche dans sa symétrie. Toutes souffrent l’irrégularité et impliquent le changement, et bannir l’imperfection, c’est détruire l’expression, arrêter l’effort, paralyser la vitalité. Toutes les choses sont littéralement meilleures, plus charmantes et mieux aimées pour les imperfections qui leur ont été divinement départies, afin que la loi de l’humaine vie soit l’effort de la loi du jugement humain, le pardon…