Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’autre sur le pays, les femmes absentes, et le caractère de l’entrepreneur.

Neuf mois de ce régime permettaient de rapporter aux siens 300 francs au commencement de l’hiver. Grâce à combien de privations ! Les salaires moyens de cette époque étaient de 2 francs pour les garçons, de 2 fr. 80 centimes pour les limousinans, de 3 fr. 35 pour les maçons. Avant d’être élu représentant du peuple en 1849, Martin Nadaud, à force de travail, d’ « attrapage », c’est-à-dire d’émulation avec les camarades qui l’égalaient en ardeur et en habileté, — qui, en argot de maçon, étaient avec lui « bougre à bougre », — en consacrant surtout ses soirées à l’étude du calcul et de la géométrie, Nadaud, de simple garçon ou « rapointi », avait pu parvenir aux grades les plus élevés de sa profession.

Même il avait tâté de la construction à son compte, prenant à forfait l’entreprise de quelques petites maisons. Par là s’ouvraient des chances de gain plus notables, plus rapides ; par là aussi grondaient des menaces de pertes accablantes. Si le client est malhonnête ou insolvable, s’il manque seulement une paie, tout d’un coup le magot antérieurement amassé disparaît.

Encore suffira-t-il ? Ces inquiétudes torturent le futur député qui n’était pas né pour la spéculation. Il préfère redevenir chef de chantier au service d’autrui, ne pas risquer les belles piles d’écus, éclatante nappe d’argent dont il a triomphalement couvert la table à son retour au village l’an passé.

D’autres étaient plus hardis ; sous Louis-Philippe, auquel fut donné en son temps le nom de « roi des maçons », bon nombre d’entrepreneurs se sont enrichis : tels Riffaud, d’abord appareilleur des travaux du Louvre ; Lefaure « le Rouge ». ancien ouvrier Creusois, qui rajeunit le quartier Saint-Georges et cette partie de la plaine Monceau qu’on appelait la « petite Pologne » ; Duphot, simple maçon au début, fort peu instruit et usant d’une mnémotechnie merveilleuse quoique grossière, pour se mettre un plan dans la tête, — ce qui ne l’empêcha pas de couvrir de maisons les rues de Castiglione, du Mont-Thabor, de Rivoli, de Miromesnil, et de mourir dans un superbe hôtel au coin de la rue Royale et du boulevard.