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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/367

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Sur un mot dit, ces soldats si soumis qu’ils peuvent s’amuser au commandement se sont formés sur un grand cercle ; ils apportent les instrumens, ils commencent les chants.

C’est d’abord une mélopée traînante et chevrotante, récitée par le zapévale, un indéfini feston musical qui flotte et se défait au vent comme une fumée ; puis, tout d’un coup, le chœur éclate, accompagné par les notes basses du tambourin, par les sonnailles du bountchouk, par des sifflets et par des cris. Ainsi, le rêve incertain de la pensée isolée se perd dans l’éclat bruyant de l’âme collective ; ainsi la faiblesse de l’individu se compense, s’explique plutôt, par la puissance de la masse. À peine ont-ils achevé cet air qu’ils en recommencent un autre, et j’ai peur un instant qu’ils ne me servent une palinodie sur 1812, mais le hasard les mène autrement : « Une affaire fameuse, mes frères, que la bataille de Poltava… — Notre tsar libérateur a déclaré la guerre aux Turcs… — Ah ! toi, champ, champ découvert… » Puis un récit simplifié du passage du Danube, puis l’inconvenante histoire d’une fille qui rencontre un Cosaque à la fontaine. Mais qu’importe ici le texte ? La parole n’est pas pour eux le seul moyen d’expression ; ils y ajoutent ce rythme inégal, ce mélange sauvage des bruits et des sons.

Et c’est une impression si nouvelle, si saisissante, ce que l’on a lu dans les livres sur l’humanité primitive, de le découvrir là dans cette humanité contemporaine ! Toute leur joie populaire, toute leur foi nationale, toute leur croyance religieuse, ils chantent, et crient, et sonnent, et dansent cela ; et les airs modernes sont semblables aux anciens et les hommes d’aujourd’hui pareils à ceux d’autrefois. Du faisceau puissant de leurs voix s’exhale une étrange force russe flottante dans l’espace, indéterminée dans le temps, et qui s’ignore elle-même, et qui caresse, et qui effraie. Cette mer soulève, ce souffle emporte ; on se sent écume sur la vague, ou plume au vent.


III

Le 19 février de cette année est le 30e anniversaire de l’affranchissement des serfs. Le seul retour de cette date remplit les journaux et les conversations de jugemens, de souvenirs, d’hypothèses et de récriminations sans nombre. Comme aux anciennes saturnales romaines, c’est le jour où le serviteur parle librement