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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/780

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— Français ? répète-t-il avec indifférence ; moi, je vous croyais Persan.

Un autre, les yeux hagards, est posé comme une cariatide à la porte du réfectoire. On n’en tire que des réponses vagues : « Il y en a qui mangent et il y en a qui ne mangent pas… Peut-être servira-t-on à dîner et peut être ne servira-t-on pas… » Quant à lui il jeûnera : « Du lundi au samedi, il faut souffrir, c’est mieux. » Un moinillon, puant l’eau de vaisselle, les mains dans la poche de son tablier, l’encourage : « Persévère ainsi, frère, pour racheter tes péchés. Dimanche, tu te décarêmeras ; tu mangeras du poisson, frère… »

On les abrite dans des locaux pareils à des salles de police ; femmes et hommes, enfans et vieillards, faibles et forts, les misérables et les fortunés se mêlent là, non sans danger ; à chaque carême, quelque sanglante histoire, en jetant de la lumière sur ces bas-fonds, montre à l’intelligence épouvantée les gestes obscurs de ces êtres perdus dans la nuit. Les voici donc, tantôt dormant un sommeil inquiet, taquiné par la vermine, et tantôt assis à la turque, buvant un thé pâle dans lequel ils trempent du pain ; des femmes cousent près de la fenêtre ; une, relevant la planche de son lit, arrange ses hardes dans son coffre. Ils se grattent isolément ou se pouillent les uns les autres. Un vieux, assis sur le poêle, les jambes pendantes, lit à haute voix des psaumes dans un livre slavon. La joie de la communion reçue, la douceur des prières récitées se répandent sur ses traits paisibles et douloureux. Il est venu de Minsk en quinze jours ; le retour sera plus long, à cause du dégel. « Qu’importe, pourvu que Dieu donne la santé !… » Et quant à lui, il ne se plaindra pas ; ses affaires ont été en s’améliorant depuis que l’empereur nous a donné la liberté ; il a cinq fils, il a des chevaux, c’est pourquoi il ne se plaindra pas…

Et par-dessus ces formes changeantes et périssables, une image est suspendue à la poutre du plafond, et c’est Lui, ce modèle humain debout depuis deux mille ans sur le monde ; car c’est ici qu’il faut le retrouver, ici qu’il faut entendre son verbe vivant incessamment répété de bouche en bouche, de peuple en peuple, ici qu’il faut mesurer la multiplication de sa parole dans les actes et l’immense fructification de son grain de sénevé,

La galerie vitrée qui descend aux Pescheri est deux fois blanche, des reflets de la neige et de la couleur de l’enduit. ; des femmes