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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/832

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jaillies du cœur d’un peuple, comme autrefois les cathédrales? Où, surtout, les liens de solidarité esthétique qui feront qu’une foule d’artistes et d’ouvriers oublieront les différences de leurs conditions pour s’entr’aider à les accomplir? On voit tout de suite comment la pensée esthétique de Ruskin devient une pensée morale et sociale et pourquoi dès le milieu de sa carrière, dès 1860, il ne croit plus possible de ressusciter l’art sans réformer la vie[1].

Quelque bien en effet qu’on puisse penser de notre vie moderne, quelque haute idée qu’on ait de ses conquêtes et de ses progrès, il est un point au moins sur lequel ce progrès n’est guère aisé à percevoir et où notre siècle n’a pas accru le moins du monde le patrimoine humain : c’est la Beauté. Tous les jours, le pittoresque de nos demeures, de nos costumes, de nos fêtes, de nos champs, des outils et des armes mêmes disparaît de la vie et ne se retrouve que dans les fictions des théâtres ou dans les restaurations des musées. Les chemins de fer nous mènent plus vite qu’autrefois vers les paysages préférés du globe, mais avant que de nous y mener, leurs talus et leurs tunnels ont commencé par les défigurer. Ils nous transportent en quelques heures au fond de nos vieilles provinces afin d’observer les coutumes aimables et les costumes traditionnels, mais plus vite encore que nous, ils ont transporté des journaux qui ont fait fuir ces coutumes et des modes de Paris qui ont remplacé ces costumes nationaux. Les hôtels, répandus à profusion sur tous les « sites « dont la sauvagerie nous charmait jadis, nous permettraient, en vérité, de demeurer confortablement parmi les rochers et les forêts; seulement, pour les construire, il a fallu faire sauter ces rochers et, pour les alimenter, défricher ces forêts. Chaque nouvelle ligne de chemin de fer, en se prolongeant comme une ride sur le visage de la patrie, efface quelque chose de sa beauté. Nos vieilles villes pittoresques tombent pierre à pierre, et nos fleuves sont endigués et souillés flot à flot. Ceux d’entre nous qui vivent par les yeux, qui tirent leurs plus hautes jouissances des lignes et des couleurs, sont chaque jour plus dépourvus des spectacles qui ont enchanté leurs pères, — et réduits à s’expatrier pour aller chercher au loin

  1. L’auteur de ces pages a-t-il besoin de dire que, tant dans cette étude que dans celles qui l’ont précédée, c’est la Pensée de Ruskin qu’il expose, et non la sienne propre, et que, s’il ne néglige rien pour garder à la doctrine ainsi exposée toute sa force, c’est une marque non point nécessairement de son adhésion, mais simplement de sa fidélité ?