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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/839

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richesse? L’argent permet à nos mains de demeurer oisives et à notre corps de se dérober à tout travail musculaire. C’est le grand progrès moderne. Soit. Mais au bout de quelques années, le corps, lassé par l’action cérébrale, dépérit, et les médecins reviennent, au nom de l’hygiène, nous prescrire le labeur dont les ingénieurs, au nom du progrès, nous avaient triomphalement dispensé. Cet étiolement est-il une richesse? Ensuite, que faire de la santé, si l’on n’a plus de forêts où poursuivre les ailes, ni de prés où admirer les fleurs? L’argent détruit toute beauté naturelle — ou ne la conserve que dans quelques rares parcs privilégiés. Et que faire de cette Beauté, si l’on n’a point entretenu en soi l’enthousiasme qui en goûte toute la grâce et en ressent toutes les énergies? Or l’homme riche possède-t-il cet enthousiasme? Non. La grande erreur de notre temps est de croire que l’homme préoccupé d’accumuler de l’argent, qui va, entre deux spéculations, entendre somptueusement un opéra, entend quelque chose... Il n’entend rien. C’est de penser que le collectionneur perçoit la beauté des œuvres des maîtres quand il n’a eu qu’à étendre la main pour les saisir... Il ne les voit point. Le premier n’entend que le bruit de l’or trébuchant sur les marchés internationaux — ou celui des plaintes des familles qu’un heureux coup de Bourse a ruinées. Le second ne voit dans le ciel de ses cadres que l’azur des billets de banque qu’ils lui ont coûtés, et ses yeux cherchent obstinément, au coin de la toile, comme on la cherche au bas d’un chèque, la signature qui lui donne toute sa valeur. Pour posséder réellement les œuvres d’art et les jouissances qu’elles procurent, ce n’est pas de les payer qu’il faut : c’est de les comprendre. Ce n’est pas de leur ouvrir sa bourse, c’est de leur ouvrir son âme et, pour cela, d’avoir une âme à leur ouvrir. Ces jouissances qui, elles, sont de véritables richesses, ce n’est pas l’or qui les donne, — c’est l’amour.

Enfin, est-ce en accumulant de l’or qu’on acquiert des amitiés plus sûres, des sympathies plus insoupçonnées, des poignées de main plus franches, des affections plus sincères, — c’est-à-dire un repos d’âme et de cœur, une confiance dans la vie, qui colore la vie des plus gaies couleurs? Il est banal de constater que non. L’argent, en même temps qu’il groupe autour du riche plus d’amis, éveille en lui plus de doutes sur l’amitié, en même temps qu’il fait bruire à ses oreilles plus d’éloges, fausse de plus en plus la musique des éloges; et ces mains qu’on lui tend de toutes parts