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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/937

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ressources des instrumens divers. Il sait aussi les lois de leurs attractions et de leurs antipathies mutuelles. Il ne les groupe ou ne les divise ni sans cause ni sans effet. Il ne tire pas moins bon parti de leur solidarité que de leur solitude. Ne croyez pas au moins que le rôle d’un tel orchestre soit tout de séduction et de flatterie. Sa mission est plus haute. Il a charge d’âmes; il est l’interprète des sentimens et le peintre des caractères. Mais ce n’est pas encore assez. Il est pour ainsi dire un agent de rapprochement et de conciliation. Il résout les dissonances, il émousse les aspérités, il débrouille enfin les embarras d’une harmonie qui ne s’égalise et ne se fond qu’en lui. Par lui, grâce à lui seul, la partition de Fervaal, terriblement difficile à lire, s’écoute non seulement avec aisance, mais avec agrément, souvent avec délices. Et que cet office précieux, que ce rôle de sauveur ressemble à une usurpation, à une prééminence que sans doute l’esprit classique n’eût point admise, il ne serait pas impossible de le soutenir. Mais aussi ce serait instituer entre deux élémens de la musique, entre l’harmonie et l’orchestration, entre les instrumens et les accords, une dispute non moins vaine que la querelle du dessin et de la couleur.

Je crains d’avoir jusqu’ici trop parlé de métier et trop peu d’émotion, de vie et de beauté. Vous n’aurez pris l’idée que d’une œuvre bien faite. Mais cette œuvre au dernier moment est beaucoup mieux que cela. Elle finit véritablement sur les sommets. Voilà le lyrisme que l’autre jour nous cherchions en vain. Voilà la halte propice à l’épanouissement, à l’essor de la musique. Il semble qu’ici la force et l’explosion du sentiment aient brisé toute contrainte, emporté toute barrière, et que pour la première fois nous nous trouvions en face moins du système ou du procédé de Wagner, que de son idéal même et de son génie. Il n’y a dans Fervaal rien d’aussi pur ni d’aussi libre que cette fin. Ici l’inspiration de l’artiste grandit et s’élève. Un souffle plus fort l’emporte plus haut que jamais il n’était monté. Je vois bien encore le métier, le talent, et les motifs conducteurs et les motifs rappelés et le reste. Mais je vois, je sens quelque chose de plus. Et ce quelque chose est partout : dans l’idée et le sentiment, dans la poésie et la musique, dans toute la musique. Oui, tout est d’ordre supérieur dans ce long monologue de Fervaal. Ils dorment ! s’écrie-t-il, allant, à demi fou de douleur et d’amour, du cadavre d’Arfagard au cadavre de Guilhen. Ils dorment! et jamais de plus étranges accords, jamais des harmonies plus intenses n’exprimèrent plus sobrement plus de désespoir et d’horreur. A des récits haletans succède un large développement, ou la vérité pathétique n’est égalée que par la simplicité des lignes et la