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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 143.djvu/519

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LE DÉSASTRE.

comme un supplicié ? Du Breuil y renonce. Il retraverse maintenant le plateau, descend la pente insensible. Il s’efforce de ne pas marcher sur les corps. Mais derrière lui les blessés remuent. Le pas de son cheval traîne un sillage de gémissemens.

Il s’arrêta soudain. Une voix jeune suppliait : « À moi, par pitié !… » À cet endroit, le sol était couvert d’affûts brisés. Partout des cadavres d’artilleurs prussiens. Un bras s’agitait. Dans le crépuscule, il reconnut le dolman bleu, le col jaune d’un chasseur d’Afrique. Il mit pied à terre, se pencha. La poitrine était trouée d’une balle, la main droite coupée d’un revers de sabre… Cette figure poupine !… Le blessé soupira, très bas : « Mon portefeuille… Langlade… Langl… » Le souffle mourut… Langlade ! oui, c’était cela. Le petit sous-lieutenant gracieux et parfumé !… Il se souvint du sénateur et de sa femme ; l’Opéra, Saint-Cloud, les diamans qui scintillent sur la peau nue, le ton sec : « Mon fils aussi partira. Il brûle de se battre… » S’ils le voyaient maintenant, le malheureux ! Le dolman restait élégant, fines les bottes vernies. Mais les dents blanches grimaçaient, serrées dans un dernier sourire. Et l’expression séduisante du regard !… Elle conservait un étonnement dans sa fixité vitreuse.

Du Breuil pieusement se mit en devoir de chercher le portefeuille. Il exécuterait ce legs… Mais des maraudeurs avaient passé là. Les poches étaient retournées, les boutons des manchettes arrachés, un doigt scié à la main gauche… Plus de bague, — ni de montre… Un scapulaire pendait seul sur la peau blanche. Il le recueillit.

Le feu sur toute la ligne achevait de s’éteindre. Il croisa des troupes en désordre, assises, couchées, qui jonchaient le sol, recrues de fatigue et d’énervement. Il longea des régimens qui formaient dans l’obscurité de grandes masses confuses. Des phrases se distinguaient dans le brouhaha des conversations. On attendait les ordres. Il traversa Bruville, Saint-Marcel, Villers-aux-Bois. Ce n’étaient qu’ambulances, entassemens de blessés. La nuit s’était faite. Un souffle froid courut. Tout à coup, dans un chemin bordé d’arbres dont le feuillage bruissait sous le ciel noir, il entendit venir un galop précipité, qui le frôla. L’homme, — un hussard, mais il ne put distinguer son visage, — criait en agitant le bras : « Nous avons la victoire ! »

Soudain, comme il approchait de Rezonville, une rumeur s’éleva, grandit. La fusillade aussitôt reprenait. On perçut des