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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/155

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paraissent improductives, mais qui sont la sagesse même, s’il est vrai qu’il est bon de tremper son pain quotidien dans un peu d’illusion. Ce sage aurait dit à nos colons pressés, fiévreux, déjà américanisés : faut-il, pour vivre, perdre la joie de vivre,


Propter vitam vivendi perdere causas ?


Malheureusement, il faut être de son temps. Nous ne connaissons plus d’autres sirènes que celle du paquebot, et cette voix désagréable, mais persuasive, nous rappelle trois ou quatre fois par semaine que la métropole est à trente heures de mer. Le télégraphe nous transmet brutalement la mercuriale de Marseille et déprécie sans ménagement le prix de nos sueurs. Le bon Mercure, messager des dieux et du commerce, y mettait jadis plus de façons, malgré ses ailes aux pieds. La prévoyance implacable, cette vertu de vieillard, est enseignée aux jeunes gens dans nos écoles de commerce. Elle suit partout le colon comme un ver rongeur qui lui gâte son fruit. Il vit sous les lois d’airain de l’économie politique, sous l’aiguillon continuel du doit et avoir. Quatre murs et un toit pour son logement, le moins de jardin possible, parce que cela coûte cher : voilà ses débuts. Il est vrai que cette prévoyance le servira plus tard, en ménageant ses capitaux. Ce qu’il a fait en quinze ans est déjà merveilleux. Cinquante ans après la prise de Carthage, Rome, certainement, n’avait rien de pareil à montrer. Souhaitons seulement que cet homme actif s’attache à son coin de terre et qu’il apprenne de ses devanciers l’art d’être bien chez soi. Puissent ses descendans, enrichis par ses veilles, prendre des bains dans des bassins de marbre, et se promener pieds nus, l’été, sur des pavés de mosaïque !

Ainsi, dans l’ordre matériel, les avantages des deux civilisations se balancent à peu près, et l’on peut dire que, si l’une était plus stable, l’autre est infiniment plus exacte, plus sûre d’elle-même et plus rapide.

Dans l’ordre moral, les Romains avaient le bonheur d’être peu encombrés de préjugés religieux, au moment où ils tirent cette conquête ; ou plutôt ils avaient une religion complaisante qu’on pouvait tailler et retailler à volonté. On fabriquait des dieux sur mesure et selon le goût des vaincus. Nous n’avons pas cet avantage : si nous sommes en général des gens de peu de foi, nous avons gardé, à l’égard des religions différentes, tous les préjugés des croyances que nous n’avons plus ; et c’est un spectacle