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clameur d’Évoé ; on eût dit une troupe de Bacchantes qui, après avoir mené un grand bruit dans la ville, passait au camp de César. Tout le monde pensa que c’était Bacchus, le dieu d’Antoine, le dieu d’Alexandre et d’Alexandrie, qui l’abandonnait sans retour et se livrait lui-même au vainqueur, et en effet, les temps étaient finis… l’humanité allait soulever sa tête de l’ivresse et rejeter en rougissant le thyrse et la couronne de fleurs, etc. »

Quelque trente ans après, Michelet fut ramené à son Histoire romaine pour en donner une édition nouvelle. À ce moment, cette fin, qui nous avait charmés, lui déplut beaucoup. Dans l’intervalle ses idées avaient changé ; il n’était plus d’humeur à célébrer « la défaite du vieil Olympe » et à se réjouir « que le dieu de la nature fût dompté par le dieu de l’âme. » Il avait rompu avec « les vieilles idolâtries », et trouvait qu’il leur faisait beaucoup trop d’honneur dans son livre. Il s’en voulait mortellement de tout le bien qu’il avait dit d’Auguste et de César. César surtout, ce grand charmeur auquel ni les hommes ni les femmes ne résistaient, l’avait trop séduit. N’avait-il pas été jusqu’à dire que, « par la libéralité de son esprit, par sa magnificence, par ses vices même, César était le représentant de l’humanité contre l’austère esprit de la République, et qu’il méritait d’être le fondateur de l’Empire, qui allait ouvrir au monde les portes de Rome ? » Michelet se reprochait ces paroles comme un crime. C’est qu’alors (1866) l’empire était ressuscité chez nous, et que le césar nouveau faisait tort à l’ancien. Michelet ne pouvait plus supporter cette idole qu’il s’était faite. Reprenant alors la belle maxime de Vico : « L’humanité est son œuvre à elle-même », dont il avait fait sa règle, il lui donne une interprétation nouvelle. « L’humanité se fait, cela veut dire encore que les masses font tout, que les grands noms font peu de chose, que les prétendus dieux, les géans, les Titans (presque toujours des nains) ne trompent sur leur taille qu’en se hissant par fraude aux épaules dociles du bon géant, le peuple. » Il a donc commis une faute grave en grandissant César hors de proportion, et il en demande pardon au public.

Mais non ; Michelet n’est pas si coupable qu’il le croyait. Les éloges qu’il donne à César n’ont rien d’excessif ; il n’est pas vrai que ce ne soit qu’un « faux grand homme », et encore moins qu’il n’y ait pas de grands hommes et que la légende qu’on leur fait ne soit qu’un tissu d’exagérations et de mensonges. Quant à l’Empire romain, que Michelet enveloppe ici dans la condamnation dont il