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chancelleries étrangères au courant de ce dualisme envoyaient en certains cas à leurs ambassadeurs double dépêche, l’une ostensible, l’autre destinée au Roi et au général Sébastiani[1]. Sous les ministères suivans, le Roi continua à entretenir des relations familières avec la plupart des ambassadeurs. Il affectait avec eux de se poser en maître et en dominateur de sa politique : « Plutôt que de permettre tel acte à mon ministère, dit-il plus d’une fois, je le briserai comme verre. » Les ambassadeurs se prêtaient avec complaisance à ces épanchemens et les transmettaient à leurs gouvernemens qui pour les encourager ne tarissaient pas en éloges sur la sagesse du Roi, qu’ils opposaient au mauvais esprit de ses ministres[2].

Je ne suis pas sûr que Casimir Perier, Victor de Broglie et Guizot eux-mêmes, aient complètement réussi à guérir le Roi de ces façons peu constitutionnelles. Les ministres de Napoléon III ne l’essayèrent même pas. Ils se montrèrent plus endurans que le Grand-Vizir qui, pendant la mission du prince Menchikoff, d’où sortit la guerre de Crimée, renvoya les sceaux au Sultan parce qu’il avait accordé une audience à son insu à l’envoyé russe.

L’Empereur n’ouvrait pas seulement ses audiences privées aux ambassadeurs, il leur créait des facilités de le pénétrer, de l’influencer, de l’engager et de profiter de ses premiers mouvemens irréfléchis, en les admettant parmi les familiers de sa cour. Ils étaient de toutes les fêtes, invités à Biarritz, Fontainebleau, Compiègne ; pour les chasses ils avaient le bouton. Ils célébraient le génie de l’Empereur, affichaient l’admiration la plus enflammée pour la beauté de l’Impératrice ; et ils s’insinuaient.

Ce que l’Empereur décidait ainsi seul, après avoir conféré avec les ambassadeurs, n’étant communiqué au département des Affaires étrangères qu’après coup et souvent pas du tout, il en résultait les contradictions les plus bizarres. Walewski, alors ministre, ignorant encore les arrangemens de Plombières et le traité secret qui les avait scellés, prend au sérieux les déclarations pacifiques d’usage à la veille d’une guerre quand on veut gagner du temps ou endormir l’adversaire. Il charge notre ministre à Turin, La Tour-d’Auvergne, de parler sévèrement à Cavour, de se plaindre de sa politique turbulente, contraire aux

  1. Thureau-Dangin, Histoire de la monarchie de Juillet, t. I, p. 164.
  2. Thureau-Dangin, Monarchie de Juillet, t. II, p. 408.