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ou en voit beaucoup s’asphyxier ou se noyer surtout quand elles ne sont plus jeunes. Il est difficile de savoir le nombre exact des couturières qui se jettent dans la Seine par misère, car les parens cachent quelquefois le motif du suicide, les voisins ne le savent pas toujours, les désespérées elles-mêmes le tiennent secret ; on retire aussi de la Seine des cadavres de femmes, sans pouvoir parvenir à établir leur identité. Un certain nombre de femmes pauvres travaillent dans leur chambre, sans autre compagnon qu’un chat ou un oiseau ; elles ne sortent que pour aller chercher du travail ou pour le rendre ; elles évitent avec soin toutes relations avec leurs voisins. Un jour, la concierge ne les voit plus descendre ; elle monte, elle frappe ; personne ne répond ; la police avertie arrive, fait ouvrir la porte et trouve la malheureuse femme étendue morte sur son lit, le chat asphyxié à côté de sa maîtresse ; elle fait une enquête et arrive à cette conclusion que je lis sur un certain nombre de procès-verbaux : « La défunte était depuis longtemps sans travail et ne pouvait plus subvenir à ses besoins. » Le médecin, appelé à constater le suicide, trouve un corps d’une maigreur extrême, attestant les privations, la souffrance habituelle, le manque de nourriture.

Assez souvent ces pauvres femmes, qui ne demandent que du travail, qui passeraient sans murmure une partie de la nuit à coudre, pour gagner le pain nécessaire, laissent une lettre pour expliquer le motif de leur suicide. Le 17 juin dernier, une couturière s’asphyxie après avoir écrit ces simples mots : « Je préfère la mort à la misère. » — Le 30 du même mois, une femme âgée de soixante-cinq ans est trouvée agonisante sur son lit ; interrogée, elle dit qu’elle a avalé du laudanum parce qu’elle mourait de faim. — Une autre femme, qui était garde-malade, après avoir allumé son réchaud, écrivait : « Voilà une demi-heure que la grille brûle, c’est plus long que je ne croyais. Je vois venir la mort avec calme. C’est une chose profondément triste, qu’une femme courageuse et pleine de bonne volonté soit forcée de chercher le repos dans la mort. Si j’avais eu seulement un peu d’aide, j’aurais pu sortir d’embarras, car je sais travailler. J’ai demandé 200 francs à emprunter à des gens immensément riches et pour qui je me suis dévouée autant qu’une femme peut le faire. On ne m’a pas répondu. Aussi, me voyant sans amis, sans rien, ne voulant pas supporter la misère, je vais rejoindre les miens. Je quitte cette terre sans regret. J’ai tant souffert ! Mes idées se troublent, je