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une messe de mariage[1]. Dans les suicides de misère, la femme la plus pauvre revêt sa robe la moins fanée (si elle en a deux, ce qui n’arrive pas toujours, car il y a des femmes pauvres qui n’en ont même pas une seule, et qui se tuent parce qu’elles n’ont plus de robe pour sortir) ; la mère qui va faire mourir ses enfans avec elle soigne leur toilette, par respect pour la mort et pour l’enterrement. La femme d’un ouvrier terrassier, mère de cinq enfans, voyant son mari, qui soutenait sa famille par son salaire, obligé de cesser son travail, pour aller subir une condamnation à quelques jours d’emprisonnement, résolut de se tuer avec ses enfans. Il lui restait une chèvre ; elle la vendit pour acheter à ses filles de petites robes neuves, qu’elle leur mit le jour de la mort. — Une femme âgée de quarante ans, qui vivait seule dans sa chambre et qui se suicida par misère avant de s’étendre sur son lit pour attendre l’asphyxie, fit sa toilette avec le plus grand soin, et prit ses précautions pour que son lit ne fût pas taché. — Une autre femme, tombée dans la misère, après avoir été dans l’aisance, est trouvée asphyxiée, ayant mis des bas et des chaussures de luxe, une robe rose et des gants blancs qu’elle avait conservés. — Un ouvrier resté avec trois jeunes enfans, après avoir lutté longtemps contre la misère, cédant au découragement songea au suicide ; il envoya ses enfans à l’école, après les avoir embrassés tendrement, en leur disant : « Vous vous amusez ce matin, ce soir vous pleurerez. » Après leur départ, avec le peu d’argent qui lui restait, il alla acheter pour chacun de ses enfans une paire de souliers neufs, qu’ils devaient mettre le jour de son enterrement, puis il écrivit une lettre, où il exprimait sa douleur d’abandonner ses enfans qu’il adorait, parce qu’il ne pouvait plus les nourrir, et se donna la mort.


III

Les moralistes, les poètes, ont vanté l’utilité de la douleur. La douleur, disent-ils, élève l’âme, purifie le cœur, réchauffe le talent :


L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert…
  1. Je prends la liberté de renvoyer le lecteur, sur ce point, à une étude sur l’Amour et la Mort, que j’ai publiée dans la Nouvelle Revue du 15 mai 1897.