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sauvages, de molènes à haute tige, de digitales, et on verra courir sur les haies l’églantine et le chèvrefeuille. Mais dans ce pays la gaieté n’est qu’un heureux accident, c’est la note grave qui domine. « On rencontre çà et là des manoirs si gris, si vieux et si taciturnes qu’on pourrait croire que la vie s’en est retirée ou qu’ils sont habités par des vieillards au front chenu, sur qui le temps a passé sans les voir et que la mort a oublié de recueillir dans son grenier. »

Le village de Gruchy où est né Millet, et qu’il a décrit dans quelques pages qu’a publiées en anglais M. Naegely, était comme caché dans un creux, et on pouvait passer sans les apercevoir près de ses maisons aux jambages et aux linteaux de granit. Ce hameau se composait de vingt ou vingt-cinq feux ; il a été depuis fort délaissé, et la moitié de ses chaumières tombent en ruines. Ce fut de tout temps un lieu fort tranquille : « On y voyait rarement un étranger, disait Millet, et il y régnait un tel silence que le gloussement d’une poule ou le caquetage d’une oie y faisait événement. » À l’extrémité de la grande rue, en face de la dernière maison, se dressait un vieil orme qui avait résisté à tous les assauts du vent du nord, et de là on découvrait la mer ; mais quoiqu’ils fussent ses proches voisins, les habitants de Gruchy n’étaient ni marins ni pécheurs ; ils n’avaient affaire à l’eau salée que pour en retirer le varech qui leur servait à fumer leurs pauvres champs. Millet ne s’est jamais soucié d’être un peintre de marines ; il avait vécu avec des laboureurs et lui-même avait labouré.

Les habitans de cette partie du Cotentin, nous dit M. Naegely, sortent de deux< races bien distinctes. Les uns, légèrement brachycéphales, au visage rond, aux yeux noirs ou d’un bleu verdâtre, sont les descendans des Celtes qui possédaient le pays avant l’invasion Scandinave ; les autres sont les fils des envahisseurs : grands, robustes, ils ont de beaux cheveux et les yeux bleus ; plus remarquables par leur vigueur que par l’élégance des proportions, ils ne possèdent ni la vivacité française ni la souplesse et la grâce de leurs voisins bretons. Les Millet appartenaient à la race normande ; mais les Normands du pays de la Hague ont le visage sérieux, et la sévérité de leur climat se reflète sur leur humeur.

Ils sont portés à la dévotion, ils observent exactement les pratiques, leurs mœurs sont presque puritaines. Leurs fêtes ne sont point bruyantes, et ils réprouvent la danse comme une abomination. Ils tiennent en grand mépris les comédiens ambulans, les saltimbanques, les bateleurs ; dans leurs grandes foires, les empiriques, les marchands d’orviétan réussissent seuls à attirer la foule. Mais comme il faut