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Son imagination trouvait dans le pays de la Hague la nourriture et les excitans qui lui convenaient. Les grands offices, les Rogations, la fête du Saint-Sacrement, y sont célébrés avec une imposante solennité, et les chants d’église avaient tant de charme pour lui que jusque dans sa vieillesse il aima à les fredonner en travaillant. Il y avait dans ce pays battu du vent des endroits auxquels se rattachaient de vieilles légendes, qu’on racontait dans les veillées. Certains étangs s’étaient acquis une fâcheuse réputation, et on évitait de passer près de leur eau dormante après le coucher du soleil, de crainte de rencontrer des sorcières lavant leur linge au clair de la lune ou la Milleraine, cette dame blanche qui attire les hommes pour les perdre. Dans les soirées orageuses, la demoiselle de Tonneville faisait retentir sur les routes les sabots fantastiques de son cheval noir ; elle avait arrêté au passage un meunier qui crut que sa dernière heure avait sonné ; mais elle se contenta de lui voler sa farine, dont elle se fît une robe blanche, ayant roussi la sienne au feu de l’enfer. Millet connaissait bien cette dangereuse demoiselle ; il avait fait un dessin fort soigné de son manoir, dont on montrait les ruines à quelques bleues de Gruchy. On racontait aussi l’histoire du seigneur de Pirou, qui se sauva d’un grand danger en transformant en oies sa famille, ses amis, ses serviteurs et lui-même ; malheureusement il oublia le mot magique qui pouvait rendre à ces oies leur première forme, et dans les nuits sombres de l’arrière-automne, on les entend pousser des cris lamentables autour des fossés et des pièces d’eau d’un château abandonné. Millet déclarait que ces légendes, dont on avait bercé son enfance, lui avaient laissé une profonde impression, lui étaient restées à jamais dans l’esprit : « Aujourd’hui encore, disait-il, je sais à peine si j’y crois ou n’y crois pas. »

Si le pays de la Hague fournissait de la pâture à son imagination, il y trouvait aussi tout ce qui lui était nécessaire pour former son goût par l’étude des bons modèles. L’industrie moderne, la honteuse pacotille n’avait pas encore envahi cette terre privilégiée. Les costumes, les tables, les chaises, les pots, les casseroles, tout avait du caractère et des grâces primitives. D’humbles chaumières renfermaient des buffets d’un beau style, des armoires vénérables, faites de main d’ouvrier. « Les puits étaient des monumens, les auges et les abreuvoirs étaient taillés dans des blocs de granit, et on voyait se dresser au milieu des pâtis des monolithes semblables à des menhirs ; charrues, herses, bêches, pioches et houes, tous les outils agricoles semblaient avoir été faits pour une race de géans, et on aurait pu croire que quelque nation antique faisait sa dernière halte dans cette région