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La situation se compliquait, en outre, du souvenir des massacres de 1815, resté vivace dans la population et dans la garnison de la ville. Les habitans en parlaient sans cesse et, nous autres, nouveaux venus dans le Midi, nous en apprîmes seulement à Avignon les particularités. Ces récits n’étaient pas faits pour calmer nos hommes.

Voici ce qui s’était passé après Waterloo. Des bandes sous la direction de Trestaillon avaient assiégé la caserne de Nîmes où était le dépôt du 13e de ligne. Ce détachement, fidèle au devoir, s’était défendu. Mais bientôt privés d’eau et de nourriture, les chefs offrirent de se rendre si on leur promettait la vie de leurs hommes.

Des délégués de la populace prennent l’engagement demandé.

Les officiers font alors ouvrir les portes de la caserne ; les soldats sortent, donnent leurs fusils, mais à peine sont-ils désarmés que Trestaillon et sa bande se jettent sur eux et les massacrent ; d’autres suivent, on les tue ; les derniers, voyant ce qui se passe, sautent par les fenêtres de derrière, mais partout des égorgeurs sont postés et courent après les officiers et les soldats. C’est une boucherie épouvantable dans chaque rue, dans chaque carrefour. Non seulement on tue, mais on coupe les hommes par morceaux, on leur arrache les chairs et les membres, et l’on prétendait encore en 1830 que certains fanatiques s’étaient vantés d’avoir goûté à ces lambeaux humains.

Depuis, chaque fois que le 13e de ligne a eu à faire étape à Nîmes, le régiment, en signe de deuil, a contourné la ville sans y entrer et a doublé l’étape pour n’y pas loger. On comprend si, en 1830, ces souvenirs redoublaient d’intensité dans les esprits.

En 1851, lorsque j’eus à commander une brigade à Paris, je constatai la même situation morale chez le soldat.

Les journées de Juin dataient de la veille. Chacun en parlait encore, et les hommes craignaient les barricades, les coups de feu partant des caves ou des lucarnes, les attaques par derrière ou bien les propositions des parlementaires suivies de décharges meurtrières, aussitôt les pourparlers commencés.

Cet état d’esprit fut la cause réelle de la panique meurtrière des boulevards dont on a tant parlé et sur laquelle on a répandu tant d’erreurs.

Heureusement on en fut quitte pour la crainte à Nîmes en 1830.