Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/329

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ville, comme si j’eusse été tout de bon naturalisée Québecquoise. Les jours de pluie, je les passais à lire, ayant sous la main toute une bibliothèque canadienne que m’avaient composée des amis : l’excellente Histoire du Canada en trois volumes de Garneau, les Poésies d’Octave Crémazie, ce libraire de la rue de la Fabrique chez qui tous les esprits distingués de Québec se donnèrent longtemps rendez-vous, très fin lettré lui-même, et avant tout patriote.

Il a chanté :


… Les jours de Carillon
Où, sur le drapeau blanc attachant la victoire,
Nos pères se couvraient d’un immortel renom
Et traçaient de leur gloire une héroïque histoire.


Je me plongeais aussi dans le charmant roman de M. de Gaspé, les Anciens Canadiens où revit la société de la Nouvelle-France sous la plume piquante et facile de ce gentilhomme d’autrefois, lequel à ses qualités de conteur joignait les mérites d’un patriarche, car il laissa cent quinze enfans et petits-enfans. D’autres livres encore appartenant à la littérature locale et plus intéressans par le fond que par la forme souvent incorrecte, furent feuilletés le soir à la clarté d’une modeste petite lampe. Je ne parle pas des manuscrits précieux, annales de l’Hôtel-Dieu, lettres jaunies, parchemins vénérables tirés des archives des religieuses et que celles-ci me permirent de regarder.

Il n’était pas jusqu’à l’heure du repas frugal, servi trois fois par jour dans le réfectoire des pensionnaires, qui ne me fournît quelques sujets d’étude. Ces veuves et ces demoiselles à demi retirées du monde me faisaient, tout en causant, pénétrer à leur insu dans l’intimité du pays. L’esprit catholique et français s’y affirme partout chez les plus humbles comme chez les plus intelligens ; j’étais seule étrangère et je n’avais nullement le sentiment de l’être ; il me semblait avoir élu domicile dans un couvent de Bretagne ou de Normandie, au milieu d’excellentes dames de province. Autour de nous glissaient les sœurs converses de leur pas léger, versant les boissons anodines qui remplacent le vin, servant de petits plats que je trouvais délicieux, surtout depuis qu’étant entrée un matin dès l’aube dans l’office j’avais trouvé la sœur Saint-I… à genoux comme le bon frère que Murillo a élevé au-dessus de terre dans le ravissement de l’extase, tandis que les anges font la cuisine à sa place.

Mais le plus beau moment de la journée était l’heure des