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soumettaient leurs découvertes : les poètes lui dédiaient leurs vers. Je me rappelle un séjour en Allemagne où toutes les personnes que je rencontrais ne me parlaient que de lui. « C’est une intelligence universelle, me disait-on, l’esprit le plus vaste du siècle. » Et on plaignait la France, qui s’obstinait à se passer de ses livres.

Mais les meilleures choses ne durent qu’un moment. Le jour vint où, en Allemagne et même dans les pays Scandinaves, on s’aperçut que la critique de M. Brandes n’était pas aussi profonde qu’elle était étendue. On s’aperçut que, incomparable à effleurer tous les sujets, il n’en traitait aucun d’une façon décisive. Les Anglais durent reconnaître que le sens de la littérature anglaise lui demeurait étranger ; les Russes, qu’il était mal à l’aise dans la littérature russe. Et il n’y eut pas jusqu’à la littérature allemande qu’on ne le soupçonnât de trop peu connaître. Je n’ai pas à entrer ici dans le détail de ces découvertes, dont plusieurs amenèrent des querelles très vives, et permirent, du reste, à M. Brandes de montrer une fois de plus ses remarquables dons de polémiste et de chroniqueur. Mais surtout on s’accoutuma à voir en lui un chroniqueur et un polémiste, plutôt que le savant et le penseur qu’il était d’abord apparu. Sous les dehors d’érudition impartiale de ses Grands Courans et de ses Hommes et Œuvres on mit à jour ce qui s’y trouvait si habilement caché : le parti pris d’un sectaire, pour qui toutes les occasions sont bonnes d’attaquer l’esprit chrétien, et de détruire dans les âmes la foi à l’idéal. Et la conséquence a été que, tandis qu’une grande partie de ses anciens admirateurs se tournaient contre lui, refusant même de rendre justice à son incontestable talent de vulgarisation, ceux qui partageaient ses opinions politiques et religieuses prenaient à son égard une attitude nouvelle. « L’Européen d’à présent a une certaine connaissance des langues ; il a une habitude de raisonner, une aptitude à rendre compréhensibles toutes les pensées sur tous les sujets, enfin un fonds extraordinaire de lecture de journaux : et sans cesse nous en voyons résulter de nouveaux articles de journaux. » C’est M. Brandes qui nous dit cela, pour nous expliquer comment, au temps de Shakspeare, tous les Anglais étaient dramaturges. Et peut-être « l’Européen » n’en est-il pas encore au point qu’il nous dit : mais le fait est que ses Grands Courans, avec leurs six volumes et toutes leurs prétentions scientifiques, ne passent plus guère, désormais, que pour une vaste et remarquable série d’articles de journaux.

M. Brandes aura-t-il voulu protester contre ce jugement ? Aura-t-il voulu nous prouver qu’il était plus et mieux qu’un journaliste, qu’il savait écrire un vrai livre, approfondir un sujet avec tout le sérieux