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avait voulu, si Sieyès avait pensé à Pichegru, ou si Bonaparte était revenu d’Egypte un mois plus tard, Seeley semble vouloir nous persuader que l’histoire de France prenait un autre cours. Je me sens, pour mon compte, réfractaire à celle supposition. Je puis imaginer qu’il y a eu, en Angleterre, à divers momens de l’histoire et qu’il y a peut-être aujourd’hui dans quelque maison de campagne anglaise ou dans quelque ferme coloniale, ou même dans un bureau de journal (car beaucoup d’hommes sont réduits à traduire en piteuse prose les idées qu’ils auraient autrefois réalisées par l’action), un Cromwell en puissance, un Cromwell rudimentaire et inconscient, dont le monde ne saura jamais rien. Il m’est impossible de faire la même hypothèse pour Bonaparte. Je puis me représenter Olivier desséchant des marais et lisant la Bible jusqu’aux environs de la soixantième année ; je ne peux voir Napoléon lisant Plutarque, Ossian ou l’Arioste, et récoltant des olives dans un coin de la Corse, sans autre diversion que les visites du curé ou les querelles de ses sœurs. Supposez que ses parens n’eussent pas falsifié son état civil pour le faire entrer au collège de Brienne ; supposez que Barras n’eût pas pensé à lui au 13 Vendémiaire ; supposez que Sieyès ne lui eût pas « commandé » le 18 Brumaire ; sa destinée se serait accomplie par des moyens quelque peu différens : Fata viam invenissent.

Je sais bien que Napoléon a l’air de soutenir sur lui-même la même théorie que Seeley. C’est quand il disait : « Je ne suis pas un homme, je suis une chose. » Et il commentait ce mot par un second qui est le corollaire du premier : « La morale ordinaire n’est pas faite pour moi. » En effet, il n’y a pas de morale pour les choses. Mais quelle chose voulait et croyait être Napoléon ? Une force incarnée, la force même de la France nouvelle ! Il était encore la Révolution, quand il la combattait, quand il lui tordait le cou. Seeley se donne une peine infinie pour ne pas admettre dans Napoléon le serviteur sincère de la Révolution. Il était noble, il était militaire, il était étranger : trois raisons qui devaient faire de lui un ennemi secret de la Révolution. Mais, en même temps, il était « un virtuose dans l’art de s’assimiler « les idées nouvelles. » Lorsqu’il fut enfin le maître, il jeta le masque et sa vraie nature apparut. Il fut alors le « sauvage corse », pressenti par Rousseau. Seulement, Rousseau croyait que le sauvage est bon, et le sauvage est mauvais. Alors, gâté par la fortune, gâté par les hommes, en même temps qu’il était, d’autre