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sa maquette. Mais quand il l’aurait recommencée six, cela ne ferait pas que l’on sente, sous la robe, le corps qui doit y être enveloppé. — « On doit le sentir, car il y est ! dit la critique, et si le Maître l’eût voulu, il l’eût fait sentir, à son gré, car il est excellent praticien et peut modeler dans la perfection une académie. » — Eh ! qui en doute ? Mais, d’ailleurs, qui s’en soucie ? Que peuvent importer au public les grandes qualités d’un artiste, s’il ne les manifeste pas ? « On ne doit pas, dit La Rochefoucauld, juger d’un homme par ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il sait en faire. » Et nous ajouterons : on ne doit pas juger du modelé d’une œuvre par ce qu’on en sait, mais par ce qu’on en voit. C’est en géométrie seulement que le raisonnement juste supplée à la figure mal faite, embrouillée ou invisible. En art, il faut que la figure soit visible, définie ; le raisonnement ne peut suppléer à rien…

Enfin, la dernière raison qui incline les esprits délicats vers le Balzac, c’est qu’ils sont exaspérés des banalités sculpturales érigées aux carrefours de toutes nos routes et las des virtuosités inutiles. Depuis trop longtemps d’habiles artisans du marbre ou du bronze infligent à notre vue leurs grands hommes bottés, fourrés, boutonnés, empanachés, ahuris de se trouver sans chapeau au milieu de la place publique, avec leurs meubles, leurs livres, leurs ustensiles de travail, leur lunette d’approche, et parfois des allégories dévêtues, comme des locataires violemment jetés à la rue, en un déménagement sommaire, par quelque propriétaire inflexible et menaçant. Depuis trop longtemps nous voyons, sous prétexte d’art, enlaidir la neutralité pittoresque de la rue par les silhouettes inesthétique. Le Balzac, s’il n’est pas beau, n’a rien qui irrite l’œil. Entre sa silhouette de tronc d’arbre et l’insupportable apparition de la plupart des statues de contemporains en pantalon et en redingote, on peut hésiter. L’idée de remplacer par le vestis talaris la vue de notre vêtement moderne est bonne. Celle de voiler le plus possible un corps qui était gros et court, disgracieux par conséquent, n’est point mauvaise. Enfin, l’ambition de concentrer tout l’intérêt sur la tête, qui est la seule chose dont l’homme moderne puisse être fier, puisqu’il ne donne plus à ses membres l’exercice constant et esthétique de l’antiquité, est une tentative à applaudir. Ce n’est nullement là de l’ « audace », comme on l’a prétendu très improprement, car il n’y rien d’audacieux à cacher ce qui est laid, à esquiver la difficulté de le