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ajoute-t-il, acceptent facilement tout régime, quel qu’il soit, qui leur permet de vaquer en paix à leurs petites affaires ; mais, à leurs yeux, la politique n’est pas une occupation à l’usage des gens rangés et laborieux. » Il avait bien employé sa journée : il avait vu dans un café la France qu’il n’aime pas et dans une maison bien tenue la France qu’il aime.

M. Bodley n’a garde de s’étonner qu’il y ait chez nous beaucoup de gens qui s’occupent peu de politique. Il a constaté dans ses excursions à travers nos provinces que notre pays est, somme toute, fort bien administré, qu’il en est peu d’aussi agréables à habiter pour quiconque aime la vie tranquille, que les nombreux rouages de la grande machine fonctionnent sans trop de frottemens. Au surplus, dit-il, tous les peuples ont leurs croix, leurs chagrins, et si les Français se plaignent d’avoir trop de fonctionnaires à nourrir, les Anglais sont mangés par leurs hommes de loi. Le malheur est que les indifférens, qui représentent les élémens les plus sains de la nation, laissent le champ libre aux agités, aux intrigans, aux intolérans, qu’ils se déchargent sur eux du soin de préparer les élections, que les politiciens sont d’habitude des esprits au-dessous du médiocre, que pour leur agréer, un candidat est tenu d’être lui-même fort médiocre. Il s’ensuit que qui jugerait de la France par son Parlement lui ferait injure, d’où il est permis d’inférer que le parlementarisme n’est pas son fait.

En traçant le portrait de la France politique, M. Bodley n’a pas toujours distingué certains caractères qui nous sont propres de ceux qui nous sont communs avec toutes les sociétés démocratiques, et, dans le fait, à son insu, c’est le procès de la démocratie qu’il instruit. Qu’il étudie la Suisse comme il a étudié la France, il y trouvera une foule d’indifférens, qui laissent le champ libre aux agités, aux ambitieux, aux intolérans ; beaucoup s’abstiennent de voter, d’autres remplissent ce devoir fastidieux par manière d’acquit, ou leur humeur du moment détermine leurs choix, sans qu’ils songent aux conséquences. Et qui ne sait que les États-Unis sont le pays du monde où les honnêtes gens donnent aux politiciens, qui ne voient dans la politique qu’une industrie lucrative, le plus de facilités pour exercer leur métier ?

L’homme est ainsi fait qu’il n’attache beaucoup de prix à ses droits que lorsqu’ils sont des privilèges, et, dans tous les pays de suffrage universel, il faut un peu de vertu pour s’occuper des affaires publiques. Cela est vrai surtout dans un temps où de savantes et ingénieuses inventions ont rendu la vie plus douce, plus commode, et créé des habitudes qui ne ressemblent guère aux us et pratiques des vieux Romains.