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militaire généralisé n’est plus une carrière pour le troupier, ont perdu de leur efficacité. En outre, les batailles font aujourd’hui moins de fumée que la canonnade de Valmy ; les boulets et les balles frappent de plus loin, sournoisement ; l’enthousiasme en est refroidi, n’est-il pas à craindre qu’il ne soit devenu moins aisé à entretenir ? Il conviendrait de perfectionner de front l’outillage et l’apprentissage de la mort. Chez les mahométans, le second a depuis longtemps devancé le premier, il est achevé ; ces fanatiques puisent dans leur fatalisme religieux la force et même la joie de mourir. L’erreur a parfois du bon. Chez les chrétiens, chez leurs martyrs, enviés de leurs missionnaires, la foi engendre aussi l’héroïsme. Ce prodige donne à réfléchir. J’en cherche l’équivalent dans nos doctrines rationnelles, maintenant que le stoïcisme antique a disparu. La sensibilité s’est aiguisée, exaspérée, et, par les progrès du bien-être, la trempe des caractères tend à s’amollir. Les sciences morales, hélas ! en ce qui touche les sanctions finales, sont encore loin de nous procurer la certitude qui nous aiderait à renoncer au soleil, à lâcher les biens de la terre ; pour apprendre à mépriser la mort, elles ne nous offrent vraiment rien qui vaille un acte de foi dans un rêve, dans une survivance éternelle et paradisiaque. Quant à moi, devant nos effroyables engins de destruction, je le déplore et, à supposer que je pusse réussir, par des raisons de mon cru, à détacher un conscrit breton de sa naïve croyance qui, sous le feu de l’ennemi, lui fait accepter bravement la mort pour le salut ou l’honneur de son pays et la sécurité de nos méditations, je me tairais humblement, je croirais en le détrompant trahir la patrie. Je préférerais trahir la philosophie, bien qu’elle soit devenue pour moi la seule garantie des vérités transcendantes ; car, pourvoyeuse trop avare de la curiosité la plus haute, elle n’est, au fond, qu’un anxieux calcul de probabilités. Compromis ridicule peut-être, mais, à coup sûr, moins désastreux qu’une défaite. C’est une de ces inconséquences ironiques auxquelles nous condamne la guerre et dont elle est seule responsable. En attendant qu’on la supprime, résignons-nous à la subir et sachons tirer le meilleur parti possible de ses violences : elle nous impose du moins la culture des vertus viriles, l’estime d’un labeur qui n’enrichit pas, et nous met en demeure d’interroger de près, bon gré mal gré, la profondeur de la tombe.


SULLY PRUDHOMME.