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— Se rapprocher des ultras, s’écrie-t-il, quelle honte ! Et peut-être une honte inutile !

À midi, il fait porter à Decazes une nouvelle lettre où, sans oser encore lui faire connaître, dans toute sa rigueur, l’arrêt prononcé par Richelieu, il s’efforce de l’y préparer :

« Je croyais, mon cher fils, avoir épuisé la coupe du malheur. Je me trompais ; la lie restait au fond, et plus amère que tout le reste. Je puis, si je l’exige, faire rester le duc de Richelieu ; mais 1o en obtenant de Lainé de rester aussi ; 2o… non, je ne le dirai pas. Mais, tu te rappelles ce que t’a dit le duc de Wellington[1]. Il s’agirait de l’exécuter sous huit jours. Vois l’alternative qui s’offre à moi. D’un côté, renoncer à mon bonheur et à celui de mes enfans ; de l’autre, paraître avoir sacrifié le duc de Richelieu à ma tendresse pour mon fils et être, par le même motif, jeté dans les bras du prince de Talleyrand. Voilà mes premières pensées. Je n’annoncerai point encore aujourd’hui la dissolution du ministère. Mon physique est un peu mieux. Mais je voudrais être mort, ô mon fils ! »

Au reçu de cette lettre, Decazes accourt. Il vient spontanément offrir au Roi de partir sur-le-champ pour sa terre de la Grave et d’y passer trois mois. L’offre est raisonnable ; elle est généreuse. Le Roi la communique à Richelieu, en le suppliant de s’en contenter. Mais il échoue : « Le duc de Richelieu fut insensible à la situation de Mme Decazes, âgée de seize ans, grosse de quatre mois, et persista à faire d’un départ immédiat pour la Russie la condition sine qua non de la continuation de son ministère. » Le Roi « tout en larmes » transmet « à son ami cet arrêt si cruel ». Après « une scène déchirante », celui-ci s’éloigne pour aller écrire à Richelieu qu’il accepte tout. Alors, le vieux Roi songe à la jeune femme dont ces résolutions vont bouleverser l’existence ; il songe à l’isolement auquel Decazes va être condamné, et c’est à elle qu’il s’adresse :

« Ma fille, je vous lègue mon fils. Remplacez-moi auprès de lui. Sans doute, une tendresse aussi vraie, aussi pure, aussi légitime que la vôtre est bien faite pour remplir tout un cœur ; cependant le sien éprouvera un certain vide. Lorsqu’il est devenu

  1. Le duc de Wellington était d’avis — il l’avait dit à Decazes — que, le jour où celui-ci cesserait de faire partie du ministère, la faveur dont le Roi l’honorait deviendrait un danger pour ses successeurs et qu’il serait nécessaire qu’au moins pour quelques mois, il quittât Paris.