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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/161

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du taureau. Et comme ils voulaient vivre fiers et que, pourtant, il fallait vivre, ils passaient au brigandage. On se faisait brigand par indigence, brigand par désespoir d’amour, brigand par esprit de vengeance, et brigand, enfin, pour demeurer quelqu’un, lorsque, par l’effet de malencontreuses circonstances, on était déchu jusqu’à n’être rien. Le brigandage, à une certaine époque, fut dans l’Italie méridionale un moyen de salut et un moyen de réhabilitation : il assurait un regain de prestige à ceux qui avaient perdu l’estime publique et parfois l’estime d’eux-mêmes ; à ceux que la vie avait trompés, il rendait la joie de vivre ; il émancipait l’individu, et le vengeait, en lui permettant de prendre sa revanche sur cette société mal agencée qui lui avait refusé, tantôt du pain, tantôt une femme, tantôt un emploi. De celui qui s’abandonnait à une pareille vocation, on disait parfois : il se fait loup ; et la famille qui l’avait repoussé mendiant était toute prête à l’accueillir clandestinement, la belle qui l’avait évincé se reprenait à le désirer, le village qui l’avait méconnu commençait à éprouver une certaine fierté mélangée de regrets. Un romancier de Cosenza, M. Misasi, qui a longuement parcouru les montagnes de l’Italie méridionale pour en recueillir les traditions et les légendes, a publié plusieurs recueils de nouvelles qui, sous leur forme romanesque, ont la valeur d’un « document » historique au sujet du brigandage d’antan. Sur la psychologie du brigand, sur l’étrange complexité des sentimens qu’il inspirait aux paysans, on n’a rien écrit de plus pénétrant, ni de plus exact.

On pourrait dire, — à peine le terme est-il trop ambitieux, — qu’au fond du brigandage il y avait une philosophie de la vie ; et ces tragiques auteurs de pillages et de vendette n’avaient point à coup sûr prévu Nietzsche ; mais, naïvement, d’instinct, par une impérieuse expansion de leurs natures, ils réalisaient le type anarchiste, férocement individualiste, conçu par le philosophe allemand. Mettre sa coquetterie à déborder la marge des Codes, et sa grandeur à affronter la loi, c’est une attitude qui ne manque pas de prestige, en un temps où l’on inclinerait plutôt à se retrancher derrière les Codes et derrière les lois comme derrière le plus commode des écrans. Les outlaws ont leur beauté ; souvent on les tue ; jamais on ne les méprise : tels étaient les brigands de l’Italie méridionale. Et sous leurs enseignes, quiconque avait faim trouvait à s’enrôler ; le « superhomme » qui jetait le gant à la société ramassait comme auxiliaires tout ce qu’il rencontrait de bêtes humaines.