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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/230

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est quelque chose qui approche du bonheur, ce doit être l’état de l’âme, lorsque, à l’heure primitive des sensations pures, elle se sent vivre et se repose, se recueille dans ce sentiment, ne cherchant pas à savoir, mais reflétant l’infini comme une goutte d’eau claire reflète la lumière du soleil. »

Hélas ! les plus dangereux ennemis de notre bonheur sont les doctrinaires de la pédagogie. L’instruction universelle, l’enseignement primaire, obligatoire et gratuit, triste invention de l’Occident, commence à se répandre en Russie et y cause déjà un mal incalculable : « Nous avons pris en goût l’école officielle et ses ambitieux programmes, et elle se développe partout au détriment de la véritable école, de l’école moralisatrice, constituée par les influences vitales de la famille, du milieu social, du travail professionnel, l’école où l’homme acquiert les forces nécessaires pour conserver son équilibre moral, pour lutter avec succès contre les penchans mauvais, contre les tentations du cœur et de la pensée. »

Consultez le peuple, il est plus sensé que vous. Il vous dira qu’il est bon de savoir lire, écrire et compter, mais que le travail manuel exige, dès le plus bas âge, une préparation physique : que le marin se prépare à son métier en passant sur l’eau son enfance ; le mineur, en descendant, tout petit encore, dans les profondeurs de la terre ; l’agriculteur, en vivant dès ses premières années auprès du bétail et de la charrue, au milieu des champs et des prés, dans l’intimité de la nature. Mais vous ne seriez pas fâché qu’il aspirât à s’élever au-dessus de sa condition. Vous désirez qu’il soit un homme, et vous pensez que pour être un homme, il faut savoir la physique, la chimie, la géologie ; vous lui enseignerez demain la médecine, les sciences politiques, la jurisprudence. Vous entendez surtout lui apprendre à raisonner ; vous vous êtes mis en tête que le jour où tout paysan, tout ouvrier sera capable de construire et d’enchaîner des syllogismes, le monde sera sauvé. Vous oubliez qu’un génie bienfaisant a doué l’esprit des simples d’une force d’inertie sans laquelle il n’y aurait plus rien de stable dans les institutions humaines, que les hommes qui ne raisonnent pas ou raisonnent peu sont le lest des sociétés, et que les navires sans lest s’en vont à la dérive. Vous oubliez aussi que vous-mêmes, dans les affaires de la vie, vous faites moins de cas de la capacité logique de vos semblables et de leur raison raisonnante que de leur bon sens naturel. Ce ne sont pas les syllogismes et les formules qui sauvent le monde, ce sont les esprits sincères et les cœurs droits.

Vous tâchez d’inspirer au peuple l’amour des notions abstraites, et