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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/343

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jamais à Malmaison, dans ton intimité, les ambassadeurs étrangers. » Et toujours ce refrain : « Vivez comme vous le faisiez quand j’étais à Paris, » et « Si tu faisais différemment, tu me déplairais. » Joséphine n’ignore point que, chaque jour, de ses entours d’abord, du palais même et du ministère de la Police, Napoléon est minutieusement averti de ce qu’elle fait, des visites, des promenades, des spectacles, des moindres et des plus insignifians détails de son existence quotidienne. Si elle manquait dans ses lettres de parler de quelqu’un qu’elle a vu ou de quelque chose qu’elle a fait, dit, ou même entendu dire, le rappel à l’ordre suivrait à coup sûr. Elle ne bouge donc point sans avoir demandé et reçu les permissions et, à Paris, au moins, elle mène presque exactement la même existence que si, subitement, Napoléon, comme il le lui écrit souvent, comme il le fait parfois, devait venir tomber dans sa vie. Elle n’a point tort ; une seule fois, en 1809, et non par sa faute, elle ne se trouve point à Fontainebleau au moment précis où l’Empereur arrive, et le retard n’est point sans servir de quelque prétexte à la définitive résolution du divorce.

Ainsi passent les jours dans ce loisir inoccupé de harem, où la femme, tout entière soumise au maître et à ses désirs, semble toute courbée, plus par terreur que par amour, à lui plaire et à le servir : vie de sultane favorite comme la mène, à l’autre bout de l’Europe, la cousine de Joséphine, Mademoiselle de Rivery, qui, prise par des corsaires à son retour de France, a été, selon la légende, envoyée en présent au Grand seigneur par le Dey d’Alger et en a eu un fils, ce Mourad II, qui monta au trône en 1808. Sans cesse, la crainte de la répudiation ou de l’abandon, la torture ou l’inquiétude de la jalousie. Dans le palais, clos, fermé, gardé, les longues parures, les achats de bijoux et d’étoffes qu’apportent les marchands, les visites de femmes ; puis, les doigts occupés vaguement à tracer quelque dessin d’aiguille ou à remuer des pierres précieuses ; les jeux d’adresse ou de hasard, la recherche des sorts et le devinement de l’avenir, l’attente constante du bon plaisir du maître, qu’est-ce sinon la vie que mènent, aux rives du Bosphore, les odalisques dans leur oisiveté opulente et craintive ? Il manque à Joséphine le narghileh et les sorbets à la rose, mais elle a d’autres plaisirs.


FREDERIC MASSON.