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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/470

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d’avoir ainsi, auprès du plus perfide des alliés ou du plus redoutable des ennemis, un témoin reçu dans la familiarité de chaque jour. Les dépositions d’un Voltaire sur le caractère de Frédéric, sur son humeur, sur l’esprit de son entourage, eussent été, pour qui eût su les utiliser, les plus précieuses des indications. Autant que les sympathies de Voltaire pour Frédéric, sa rancune, au lendemain de la brouille, pouvait être mise à profit. Sa perspicacité naturelle avivée par la colère aurait deviné bien des choses. Enfin une occasion se présenta où le concours de Voltaire eût été tout-puissant. Frédéric venait d’envahir brusquement la Saxe sans déclaration de guerre. C’était une violation flagrante du droit des gens. Afin de parer au scandale, Frédéric s’avisa de déclarer qu’il n’avait fait que prévenir une agression complotée contre lui, et, ce qui était plus difficile, il tenta de le prouver. Il publia un Mémoire raisonné sur la conduite des cours de Saxe et de Vienne et sur leurs desseins dangereux contre le roi de Prusse, avec les pièces originales et justificatives. C’était, par une manœuvre hardie et toute nouvelle, porter le débat devant le tribunal de « l’opinion.  » Quel avocat pouvait-on trouver plus habile que Voltaire et plus éloquent ? Quel autre, mieux informé du cynisme de Frédéric, eût pu mieux le confondre ? Et quelle autre protestation eût eu dans l’Europe plus de retentissement ? Mais Voltaire était mal vu à Versailles, pour des raisons que d’ailleurs on s’explique sans peine. On ne sut pas mettre l’intérêt supérieur de l’État au-dessus de ces motifs d’antipathie. On fit peser sur l’écrivain qui déplaisait le plus impolitique des ostracismes.

Est-ce à dire que Voltaire fût aussi bien doué pour le métier de diplomate qu’il se le persuadait à lui-même ? A coup sûr, quelques-uns de ses dons inappréciables eussent là comme ailleurs trouvé leur emploi. D’abord il était Voltaire, c’est-à-dire l’un des esprits les plus prodigieusement organisés pour tout embrasser, sinon pour tout pénétrer. L’agilité et la souplesse de son intelligence étaient sans égales, son coup d’œil était juste, sa vision élargie par les méditations de l’historien. Et comme il ne s’était jamais fait d’illusions sur la bonté de la nature humaine, et qu’il était le moins naïf des hommes, il ne courait pas beaucoup de risques d’être dupe. Ajoutez les grâces de son esprit, l’éclat de sa conservation, son vif désir de plaire, sa coquetterie, tout ce qui lui prêtait une séduction à laquelle bien peu ont résisté. Le malheur est qu’à toutes ces qualités brillantes il ne joignît aucune espèce de désintéressement. C’est bien lui qui fut toujours incapable de s’oublier lui-même. Le titre de gentilhomme n’y put rien faire et il resta jusque dans les moelles un homme de lettres. Il