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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/476

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dont la diversité n’avait rien de constitutionnel. Il ne fallait pas lui demander de s’enfermer dans les règles d’un protocole, et de les subir. Elle était aimée à Pest ; elle était devenue plus étrangère à Vienne. Dans les dernières années de sa vie errante, capricieuse et maladive, on y avait perdu l’habitude de la voir. Lentement, on s’était détaché d’elle, à mesure qu’elle se détachait de tout et de tous ; mais on lui conservait quand même une partie de l’attachement que l’Autriche entière, au milieu de ses aspirations divergentes et de ses querelles de races, garde fidèlement à l’Empereur François-Joseph. Peu d’hommes ont été, à tous les points de vue, plus durement traités par le sort que le patriarche des monarchies continentales, et aucun, en aucun temps, n’a été entouré de plus de sympathies. Cela vient, évidemment, de ce qu’il les mérite. Le respect qu’il inspire est peut-être aujourd’hui le dernier obstacle à la dissolution de son empire, qui sans doute ne lui survivra pas longtemps dans sa forme actuelle. A l’inverse de tant d’autres, ses malheurs, que l’on sentait immérités, ont accru son autorité personnelle, tant il a su les soutenir avec dignité. Il n’a jamais faibli sous la destinée la plus tragique. L’homme et le souverain ont eu beau être frappés, le lendemain des pires catastrophes on retrouvait François-Joseph égal à lui-même, renfermant ses douleurs intimes dans son cœur meurtri, et toujours prêt à remplir simplement son devoir quotidien. C’est ce sentiment du devoir qui a fait sa force au milieu de tant d’épreuves, et qui l’aidera encore à supporter celle-ci. Mais il semble qu’il y ait comme un dernier acharnement de sa destinée funeste dans le choix même de l’heure où il a été atteint. Toute l’Autriche, oubliant pour quelques jours ses divisions intérieures, s’apprêtait à-célébrer dans une même pensée de loyalisme ce qu’on appelait le jubilé de l’Empereur, c’est-à-dire le cinquantième anniversaire de son avènement au trône. La situation était bien grave il y a cinquante ans, puisqu’on sortait de l’émeute et de la guerre civile : peut-être ne l’est-elle pas beaucoup moins aujourd’hui, quoique ces maux n’apparaissent pas comme une menace immédiate. Malgré tout, la nation entière, sans distinction de partis ni de races, tenait, sur le déclin d’un long règne, et si malheureux qu’il eût été, à donner au vieil empereur une marque de reconnaissance et d’affection. Les réjouissances sont pour le moment contremandées. Un voile de deuil s’étend partout. François-Joseph, en apprenant l’assassinat de Genève, a dit en sanglotant qu’il était à l’heure la plus cruelle de sa vie, et ce mot a sur ses lèvres un sens sur l’étendue duquel on ne saurait se tromper. Que pourrait-on y ajouter ?