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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/478

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nous, quoi qu’il arrive. On en est venu dans les deux camps aux pires brutalités, sans se préoccuper de savoir sur qui et sur quoi elles tombaient. Le pugilat a remplacé le raisonnement. Plus les argumens se sentaient faibles, plus les argumentateurs devenaient violens. Dans la confusion qui en résultait, les partis révolutionnaires ramassaient partout des armes et s’en servaient avec audace pour atteindre leurs buts particuliers. Quelle bonne fortune de se trouver d’accord avec de bons citoyens un moment égarés, et de pouvoir dénoncer avec eux, presque à tous les étages de la hiérarchie sociale, une corruption à laquelle il fallait appliquer les remèdes les plus radicaux, le fer et le feu ! Un moment est venu où, à quelques honorables exceptions près, on ne pensait plus à Dreyfus et à son affaire, mais à toute autre chose, et où, dans la mêlée la plus enchevêtrée, personne ne s’occupait de l’incidence de ses coups, et n’en mesurait ni la force, ni la portée. Plus que jamais alors, nous avons cru qu’il fallait rester strictement sur le terrain de la légalité, car c’était là seulement qu’on avait chance de ne pas déraisonner. Nous l’avons fait, et, dans toute circonstance analogue, nous le ferons encore.

Mais la loi, qui n’est pas aussi aveugle qu’on veut bien le dire, a prévu et fixé un certain nombre de cas pour la révision d’un jugement devenu définitif. Dans les uns, la révision est obligatoire ; dans les autres elle est facultative, et laissée, avec certaines garanties, à l’initiative du garde des sceaux. Nous avons répété maintes fois que, si un des cas prévus par la loi, que si un fait de l’ordre juridique venait à se présenter, la situation serait modifiée. Elle pourrait alors comporter des résolutions nouvelles. Elle pourrait même les imposer. En parlant ainsi, nous étions bien loin de croire à la révélation qui s’est produite. Le crime du colonel Henry, — car c’en est un, — nous aurait paru invraisemblable la veille du jour où il a été reconnu et avoué. Mais, certes, à partir de ce moment, il y avait un fait nouveau, et du caractère le plus grave. Cette gravité a été encore accentuée, s’il est possible, par le suicide du colonel. Qui a commis un faux a pu en commettre plusieurs, et nul ne saurait dire ce qu’enferme de secrets la tombe de cet inconscient. Le désordre des esprits a atteint de telles proportions que le colonel Henry a trouvé des apologistes. On a dit qu’il était désintéressé, et nous le voulons bien. On a ajouté que, par une perversion du sens moral assez naturelle dans une âme faible et un esprit borné, il avait pu croire qu’il rendait service à l’armée, au moment où il lui portait un coup terrible. Soit encore. La psychologie rudimentaire du colonel Henry peut, en effet, expliquer l’acte qu’il a commis ; mais