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justice sociale. Tout cela fait gémir le vieil individualisme britannique. « Ma foi dans les institutions libres, a écrit récemment Spencer, si forte à l’origine, s’est vue considérablement diminuée. Nous reculons vers le régime de la main de fer, représenté par le despotisme bureaucratique d’une organisation socialiste, puis par le despotisme militaire qui lui succédera, si toutefois il ne nous est brusquement apporté par quelque krach social. » La loi des pauvres était déjà l’affirmation du droit de chaque homme à se faire soutenir par l’État dans la dernière extrémité. Aujourd’hui l’État se charge de résoudre une foule d’autres questions auxquelles il était étranger. « L’Anglais a changé sa foi à l’entreprise privée en une foi dans l’organisation d’État[1]. » Dans l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les Anglo-Saxons deviennent socialistes d’État autant que le deviennent les Germains d’Allemagne. Il en résulte, comme l’a montré M. Pearson, une modification plus ou moins rapide des caractères ; l’individualisme énergique et entreprenant de l’ancien Anglais fait place peu à peu à la foi dans le gouvernement ; au lieu de ne compter que sur soi, on compte de plus en plus sur tous.

Malgré les lentes modifications et perturbations que nous avons constatées, le caractère anglais, plus que tout autre, a conservé son unité. Les élémens ethniques qui ont contribué à sa formation s’accordaient tous en un point : l’énergie, la hardiesse et la constance de la volonté ; Bretons, Germains ou Normands étaient aussi aventureux et aussi opiniâtres les uns que les autres. Entraînés dans le même courant historique, ils se sont parfaitement fondus. On a souvent comparé les Anglais aux anciens Romains pour la trempe du caractère : même respect des institutions, même aptitude à les changer lentement et sans secousses, même capacité à régir les peuples et à fonder des colonies : Tu regere imperio populos, Romane, memento[2]. L’unité du caractère anglais a entraîné, comme conséquence, l’unité et l’énergie extraordinaire de l’esprit public. Quelle « âme de peuple » a un moi plus fort, plus impérieux, plus exclusif, plus retiré en soi ? Aux yeux des Anglais, dit Taine, qui les a si profondément étudiés, il n’y a qu’une civilisation raisonnable, la leur ; toute autre

  1. Pearson, Life and character.
  2. M. Le Bon a fort justement insisté sur cette analogie du caractère anglais avec le caractère romain, — ce qui ne l’empêche pas de vouloir ensuite établir des différences infranchissables entre les Anglo-Saxons et les soi-disant peuples latins.