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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/564

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direction de souverains hantés par le fantôme de la monarchie universelle.


I

Jeanne était née le 6 décembre 1479, le troisième enfant de Ferdinand et d’Isabelle. Elle ne semblait donc pas destinée au trône ; mais sa sœur aînée, reine de Portugal, et son frère Don Juan, marié à Marguerite d’Autriche, fille de l’empereur Maximilien, moururent l’un et l’autre avant leurs parens, en pleine jeunesse, sans laisser d’héritiers. Jeanne se trouva ainsi appelée à la succession de la Castille et de l’Aragon, primant ses sœurs cadettes Doña Maria, elle aussi reine de Portugal, et Catherine, femme de Henri VIII d’Angleterre.

D’après tous les témoignages contemporains, les Rois Catholiques donnèrent à l’éducation de leurs enfans les soins les plus assidus. Pour ne parler que de Jeanne, les chroniqueurs constatent qu’elle fut parfaitement instruite et dirigée. Isabelle, qui s’entourait volontiers de musiciens et de poètes, s’efforça d’inspirer les mêmes goûts à sa fille : celle-ci apprit à jouer de plusieurs instrumens, et le savant Vivès, dans son livre « De l’Instruction des femmes chrétiennes, » la cite comme fort cultivée et même comme familiarisée avec la langue latine, ainsi que plusieurs princesses de son temps. Je lis ailleurs qu’on lui enseigna de même les travaux féminins tels que la tapisserie et la broderie. Il est inutile d’ajouter que son éducation religieuse fut également suivie de près, conformément à la piété de sa race. Enfin, dans ce royal intérieur qui n’était pas alors opprimé par l’étiquette, les souverains, attachés à la vie de famille, montraient à leurs enfans l’affection la plus tendre : Isabelle les appelait « ses anges ; » Ferdinand marquait même à Jeanne une certaine préférence, et, en raison de la ressemblance de la princesse avec Jeanne de Cordoue dont il était le fils, il se plaisait, dans l’intimité, à la nommer « sa mère. »

Elle grandit sous cette discipline grave et douce, et toute cette première période de sa vie s’écoula ainsi dans une paisible obscurité. Avait-elle, dès lors, donné quelques indices de bizarrerie ou d’inquiétante tristesse ? Rien de précis n’autorise à le dire. Si, d’après certaines anxiétés manifestées plus tard par Isabelle, il paraît vraisemblable que des symptômes fâcheux s’étaient