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de son gendre, il le complimenta de bonne grâce, reçut avec affabilité les seigneurs espagnols qui l’accompagnaient, leur parla même familièrement sur un ton de plaisanterie vague et sans fiel. Il parut un peu surpris de l’absence de sa fille, demanda qu’il lui fût permis de la voir, et la réponse évasive de Philippe ne sembla point l’émouvoir. C’était une âme forte et profonde qui savait le prix du silence. Il se réservait pour l’entretien politique qu’il supposait devoir être prolongé ; mais il se trompait sur ce dernier point. L’archiduc, visiblement gêné, ne voulait rien dire de peur de dépasser la mesure fixée par son Conseil, se sentant d’ailleurs incapable d’argumenter contre un si habile jouteur : Ferdinand, déconcerté par cette réserve préméditée, ne put que l’exhorter à la paix, disserter quelque peu sur l’administration du royaume, mais, la réplique faisant défaut, la conférence fut courte. Les princes se séparèrent plus irrités que jamais l’un contre l’autre : le roi sentait avec dépit l’inutilité de son langage et de ses avances en face d’un parti pris évident ; Philippe était mécontent de n’avoir point osé parler en maître à un personnage dont la dignité fière et douce s’imposait à son audace.

Cette entrevue, si brève qu’elle eût été, n’en eut pas moins des conséquences décisives. Le déploiement des forces militaires de l’archiduc, son impénétrable obstination, le concours des Grands autour de lui, laissèrent Ferdinand rempli de crainte et découragé. Son impression fut douloureuse : il se sentit isolé, hors d’état de vaincre. Il dut reconnaître alors que Cisneros Ximénès avait mieux apprécié que lui-même la gravité de la situation, et qu’il eût été plus prudent de ne pas risquer, par une démarche dont l’issue était indécise, d’être acculé à l’alternative de la déchéance ou de la guerre. Or ainsi se posait désormais la question, puisque Philippe demeurait inflexible et muet. La diplomatie du roi d’Aragon était impuissante : se trouvait-il en mesure d’entreprendre la lutte à main armée ? Le péril était grand : les villes hésitaient, l’aristocratie tenait pour l’archiduc. Il eût fallu courir la grosse aventure, mettre sur pied les contingens aragonais, rappeler les troupes de Naples, jouer le tout pour le tout. Ferdinand n’était ni d’un âge, ni d’un caractère à tenter une entreprise qui eût amené peut-être la guerre générale et assurément ruiné l’Espagne : à soixante ans, il ne pouvait plus risquer les campagnes indécises, les longs sièges, les embuscades dans la Sierra : quelque rude que fût l’abandon de la Castille, soit qu’il eût