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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/633

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et le prophète. On lui passe de dire des choses tristes parce qu’il les dit drôlement et de dire des choses profondes parce qu’il les dit d’un mot qui sonne et qui frappe. S’il fallait lui trouver un équivalent dans l’histoire, on ne pourrait le comparer qu’au fou des anciennes cours. C’est le follus à crête de coq qui, au moyen âge et à la Renaissance, était le vrai caricaturiste, mieux encore que le tailleur de pierres ou le « maistre huchier. » Plastiquement, il était une caricature vivante. Moralement, il était un diseur de vérités, et un censeur du pouvoir. Son corps et son costume, ses gestes, ses engins étaient l’antithèse et le repoussoir naturels qui convenaient à ces milieux où tout était plastique et beau. Il en faisait partie si intégrante que Véronèse fut querellé par l’Inquisition pour avoir mis un fou dans une de ses Cènes et que le poète moderne n’a pas oublié, parmi toutes les splendeurs de la Fête chez Thérèse, de montrer


                                                   Sur les escaliers
Un nain qui dérobait leur bourse aux cavaliers


D’autre part, son esprit et ses reparties étaient la soupape d’où l’ironie contenue des courtisans s’échappait et fusait en invraisemblables pétarades. C’était lui, par exemple, qu’on chargeait de dire aux princes les nouvelles que personne n’osait leur apprendre. On sait comment, en 1340, Philippe VI de Valois apprit le résultat désastreux de la bataille des Ecluses qui venait d’être livrée entre les flottes anglaise et française. Aucun officier ne se souciant d’être le premier à le lui annoncer, un fou s’en chargea. Il entra dans la chambre du Roi, en grognant à la cantonade : « Ces poltrons d’Anglais ! ces Bretons au cœur de poulet ! » — « Pourquoi donc les traiter de la sorte, cousin ? » demanda le Roi. — « Pourquoi ? répliqua le fou. Parce qu’ils n’ont pas eu assez de courage pour sauter dans la mer, comme vos soldats français, qui s’y sont jetés la tête la première, abandonnant tous leurs vaisseaux à l’ennemi qui ne se montrait aucunement disposé à les suivre ! » Ainsi, dès cette époque, il fallait des fous, les sages s’y refusant, pour dire la vérité.

La raison en est simple. Ils étaient, d’ordinaire, petits, mal tournés, faibles, comme on le voit dans les portraits qu’en a fait Velazquez. Ils ne pouvaient tirer l’épée, faire de mal. On les bâtonnait aisément. Ne craignant pas leurs actes on leur permettait toutes paroles. Petits comme des moucherons, ils pouvaient