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adversaires, dont nous ne connaissons ni le nombre ni la composition, représentés qu’ils sont uniquement par une tête de cheval, qui seule dépasse le profil du rocher. Nous reculons de quelques pas, tant bien que mal, car la corniche est trop étroite pour que nous puissions même faire retourner nos animaux chargés ni descendre de nos montures, et nous prenons position, dans un équilibre instable, au flanc d’un éboulis, de manière à laisser quelques instans le sentier libre. L’animal encombrant, qui est une jument en liberté, sans cavalier ni conducteur, passe, après quelques façons. Mais derrière elle paraît aussitôt, au détour du rocher, l’encolure d’un second cheval qui s’élance sur ses pas, suivi d’un troisième, puis d’un quatrième, et ainsi de suite. Le défilé, une fois commencé, ne s’arrête plus : ce n’est pas une caravane qui est devant nous, c’est une armée, qui se déploie en une interminable file. Aucun être humain n’est visible. Il est tard : la nuit approche. Nous savons que marcher dans l’obscurité sur un pareil terrain sera impossible, et la perspective de passer la nuit dans une immobilité forcée et sans abri sur cette corniche est peu rassurante. Tout ce qui est de nature à retarder notre arrivée à l’étape peut avoir des conséquences très fâcheuses. Nous nous résignons cependant, tout en pestant contre l’incident, tandis que défilent un à un, au-dessous de nous, avec mille agaçantes précautions, et souvent avec une prudente lenteur, les maudits quadrupèdes, toujours sans qu’aucun conducteur se montre. Toutefois, après avoir compté plus de trois cents de nos adversaires, sans que rien indique une amélioration dans notre situation, je perds patience. J’ordonne la marche en avant, et, à coups de bâton, à coups de nagaïka, en poussant des hurlemens désespérés, pour intimider bêtes ou hommes, qui ne peuvent nous voir, nous nous ruons à la rencontre de la tête de ce qui reste de la colonne, que de nouveaux arrivans poussent sans cesse par derrière. Faire demi-tour est impossible à nos ennemis. Reculer ne le leur est pas moins. Nous les refoulons hors du sentier, et plusieurs sautent ou tombent dans le torrent. D’autres s’accrochent, à mi-côte, aux parois du rocher, dans des attitudes dont on ne croirait pas que des chevaux puissent être capables. Nous nous frayons un passage jusqu’au-delà du maudit éperon, derrière lequel, à peu de distance, le sentier s’élargit sur une assez grande longueur, et suffisamment pour permettre à deux files d’animaux de se croiser. Là nous voyons combien nous avons eu raison de ne pas nous