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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/718

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le moment aucune importance aux aveux que le commandant Esterhazy a pu faire à des journaux étrangers. Et d’abord les a-t-il faits ? Il les conteste : ce n’est une raison pour nous convaincre ni dans un sens, ni dans l’autre. Au surplus, peu importe : s’il ne les a pas faits il les fera, ceux-là ou d’autres ; mais qui pourrait les accepter avec une pleine confiance ? Les reporters anglais ne sont pas des officiers judiciaires aptes à les recueillir et à les transmettre en leur donnant un caractère d’authenticité. Le conseil d’enquête, au contraire, avait toute qualité pour cela. Nous ne savons même pas sur quoi il l’a interrogé : il a pu le faire sur tant d’objets divers qu’on s’y perd facilement. Tout ce que nous savons, c’est que les réponses du commandant n’ont pas été satisfaisantes, puisqu’il a été frappé. Mais encore désirerions-nous les connaître ; — et peut-être en aurions-nous le droit.

De même pour le colonel du Paty de Clam. Celui-ci appartient à un niveau moral plus élevé que le commandant Esterhazy et le colonel Henry. S’il en est tombé, il est tombé de plus haut. Qu’il ait commis une faute, ou plusieurs, nous devons le croire puisque lui aussi a été atteint d’une peine disciplinaire ; mais quelles ont été ces fautes ? On ne le sait que par la chronique des journaux, qui a fait du colonel du Paty de Clam un personnage de roman-feuilleton. Autant dire qu’on ne sait rien. Le colonel du Paty de Clam apparaît à l’imagination populaire entouré de télégrammes signés de noms de fantaisie, de femmes voilées, de légendes dont il faudrait, dans toute autre affaire, nier la vraisemblance en haussant les épaules ; mais ici c’est le cas de dire que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ; qu’y a-t-il donc de vrai en tout cela ? Le gouvernement est le seul à ne pas l’ignorer. Pourquoi garde-t-il pour lui seul un secret dont la divulgation serait sans le moindre inconvénient et ne pourrait avoir que des avantages ? — C’est un mystère.

Mais où le mystère prend la consistance d’un nuage tout à fait opaque, c’est autour du colonel Picquart. Nous en savons peut-être encore moins sur son compte que sur celui de tous les autres ; et pourtant que n’a-t-on pas dit de lui ? Il y aurait là de quoi remplir des volumes. Pour les uns, le colonel Picquart est un héros de Plutarque ; pour les autres, il n’est qu’un colonel Henry plus intelligent et plus affiné ; quant à ceux qui ont cherché à se former de son rôle, sans parti pris préalable, une opinion tout à fait désintéressée, ils seraient bien en peine de conclure. On sait seulement que la justice civile et la justice militaire ont établi entre elles une sorte de rivalité au sujet du colonel Picquart. Quand l’une des deux parait sur le point de le remettre en