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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/732

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c’est dans l’intérêt même de l’individu, comme c’est dans son intérêt que nous devons abolir la propriété privée. L’homme ne sera pleinement émancipé que dans la collectivité.

L’ANARCHISTE. — Vous l’affranchissez en le faisant esclave.

LE COLLECTIVISTE. — Pour organiser la liberté, il faut bien la réglementer.

L’ANARCHISTE. — Vous l’organisez en la supprimant.

LE COLLECTIVISTE. — On ne peut asseoir une société sur l’individu et sur le droit individuel. Les hommes ne sont pas comme les molécules d’un minéral qui s’associent d’elles-mêmes en cristaux à formes symétriques. Pour fonder une société, il faut une autorité sociale, des cadres sociaux, des liens sociaux. En vérité, malgré votre penchant pour les bombes, vous êtes des candides, vous autres anarchistes. Vous vous imaginez que, une fois la société bourgeoise détruite, une fois l’Etat capitaliste lancé aux quatre vents, il n’y aura, pour établir un ordre de choses meilleur, qu’à laisser les hommes à eux-mêmes, qu’à les abandonner à leurs bons sentimens naturels. C’est ne pas connaître l’homme et l’humanité. Vous vous figurez, bonnement, que dans notre pauvre espèce humaine, comme chez l’abeille ou la fourmi, l’instinct social, tout-puissant, suffirait à tout. Quelle étrange méprise ! L’homme, avec toute sa raison, est, à cet égard, lamentablement inférieur à nombre d’animaux ; et je me demande parfois si une brave ouvrière de fourmi, sans sexe et sans passion, ne vaut pas toute notre orgueilleuse humanité. Les hommes ne sont pas les petits agneaux, les êtres doux, aimans, patiens, spontanément dévoués à autrui que vous rêvez. L’homme réel est brutal, intéressé, affamé de jouissances, toujours enclin à empiéter sur autrui. Cet animal égoïste entre tous, par quel miracle le changerez-vous en un ange de dévouement, toujours porté au sacrifice ? Et comment ne comprenez-vous pas que, pour établir, parmi ces êtres jaloux, avides, violons, le règne de la justice et de l’égalité, il faut une organisation sociale, il faut des lois inflexibles qui les plient, de gré ou de force, à la solidarité future ?

L’ANARCHISTE. — Vous m’amusez, avec ce beau raisonnement ; vous feriez mieux de le laisser aux défenseurs de la société actuelle. Tout cela peut être bon sur les lèvres d’un bourgeois ; dans la bouche d’un collectiviste, ce n’est qu’un contre-sens. Car, enfin, ce miracle que vous nous reprochez d’espérer, vous vous flattez d’en opérer un pareil. Sans vous en rendre compte, ou sans